PANAGIOTIS FOUKAS / ΠΑΝΑΓΙΩΤΗΣ ΦΟΥΚΑΣ
Introduction
- XXe siècle: siècle des droits de l’homme?
Le XXe
siècle a malheureusement engendré la Seconde guerre mondiale, une
des pages noires dans l’histoire de l’humanité. Il a pourtant
été qualifié de siècle des droits de
l’homme1.
Car, étant précisément confronté aux effets horrifiants de cette
guerre, il a fait renaître la vision universelle et la réalisation
des droits de l’homme. Les droits de l’homme sont la conquête
politique majeure du siècle passé2.
Ils font partie de notre quotidien, ainsi que de l’actualité
politique, et ils servent d’ange gardien de l’homme, face à
l’arbitraire de l’État et l’oppression sociale3.
Par-dessus tout, ils visent à instaurer la paix, étant eux-mêmes
la pierre angulaire de la paix. Ce serait une paix juridiquement
étayée et susceptible de concilier la liberté de toute personne et
celle des autres4.
Il ne fait pas de doute que les droits de l’homme ont rendu notre
monde plus humain5.
Les droits de l’homme se trouvent à la base de
ce que Karl Popper appelle une société
ouverte : un mode de « coexistence
des hommes, où la liberté des individus, l’absence de violence,
la protection des minorités et des faibles sont considérées comme
valeurs fondamentales6».
L’être humain est conscient que ces valeurs sont désormais des
conditions fondamentales de sa vie quotidienne. C’est précisément
pour cette raison que le discours sur les droits de l’homme est
discours sur la liberté, la dignité humaine, l’indépendance et
l’identité des peuples, l’humanisme et la paix7.
Malheureusement, la vision des droits de l’homme
se heurte à la réalité brutale. Les États, dans leur
quasi-totalité, reconnaissent théoriquement que les droits de
l’homme sont en vigueur, mais leur pratique diffère passablement.
Tantôt ils en privent leurs citoyens, tantôt, sous prétexte de les
défendre, ils commettent des actes qui s’opposent à l’essence
même des droits de l’homme. Il est donc très important de
comprendre que les droits de l’homme ne constituent pas une
conquête faite à un moment de l’histoire qui, depuis, puisse être
considérée comme donnée. Au contraire, ils sont, encore
aujourd’hui, une mission, une obligation et un devoir que nous
devons servir. C’est, ce doit d’être, une lutte continue
d’individus, de groupes et d’organismes, destinée à faire de la
reconnaissance théorique des droits de l’homme une réalité
palpable. D’ailleurs, « la lutte
pour la paix et la coopération internationale va absolument de pair
avec la lutte pour la protection et l’élargissement des Droits de
l’homme »8.
Née des cendres de la Seconde guerre mondiale,
consciente de la nécessité de valeurs communes susceptibles
d’assurer la coexistence pacifique des peuples, l’Organisation
des Nations-Unies (ONU) joue dans cette lutte le rôle principal. En
1948, trois ans à peine après sa création, avec la Déclaration
universelle des Droits de l’homme,
l’ONU change le cours de l’histoire. Elle est appelée à jouer
le rôle d’ambassadeur universel des droits de l’homme, mais
aussi de gardien de ces droits. Les droits de l’homme « doivent
dorénavant être considérés comme l’idéal commun et la base
commune de régulation pour tous les peuples de la terre et pour tous
les États »9.
Avec la Déclaration universelle des Droits de
l’homme, nous n’avons pas simplement une innovation juridique,
mais une révolution de
grande envergure, dont la réussite ou l’échec juge largement du
sens ou de l’échec du modèle culturel contemporain, c’est-à-dire
du monde moderne et des principes humanitaires. C’est une
révolution de
valeur égale sinon supérieure à celles du XVIIIe
siècle qui ont fondé l’état de droit contemporain10.
Bien qu’il ait fallu deux décennies pour que soient signées les
conventions internationales engageant les États-membres, celles-ci
ont finalement été entérinées et elles sont désormais réalité.
Or, les droits de l’homme donnent le ton à notre époque.
L’ONU a parfois été accusée de servir les intérêts de certains
groupes et États, d’être finalement une institution inefficace.
Du fait même d’exister comme gardien de ces droits, l’ONU
renforce leur vision et entretient la soif de lutte qui, un jour,
apportera la vraie paix, au niveau des individus, des peuples et des
États. Le rôle institutionnel de l’ONU a donné aux droits de
l’homme la possibilité d’avoir une garantie légale
internationale et de devenir un ethos universel. C’est justement
cette portée légale internationale qui constitue le pari gagné par
le monde contemporain. Il ne suffit pas pourtant de se reposer sur
nos lauriers. Les dangers et les menaces qui pèsent sur la dignité
humaine sont évidents et la coexistence pacifique des individus et
des peuples n’est encore assurée. C’est là que réside le pari
de notre génération : faire en sorte que les droits de l’homme
deviennent une réalité pour la majorité, sinon pour la totalité
de l’humanité ; passer de la vision et de leur garantie, qui
souvent n’est que « théorique », à leur respect
largement traduit dans des actes !
- Bref historique
Sans la moindre exagération, l’histoire
politique moderne de l’humanité est une lutte pour la garantie
constitutionnelle et la réalisation des droits de l’homme. Il
s’agit de faire reconnaître et garantir juridiquement les
conditions humaines fondamentales, d’assurer les termes de vie
digne11
et libre à laquelle tout être humain a droit, sans discrimination
d’aucune sorte : race, sexe, âge, classe sociale et niveau
d’éducation12.
Les civilisations antérieures à la nôtre n’ont
pas développé des droits de l’homme tels que nous les définissons
aujourd’hui. Ni les Grecs anciens ni les Romains ne connaissent de
tels droits. Selon Cornélius Castoriadis, « l’idée
que les individus préexistent, dotés des droits imprescriptibles,
indépendamment […] de
la société avec laquelle ils contractent des relations
consensuelles »13
est une innovation de notre temps.
Au-delà des clichés sur ces grandes civilisations du passé, nous
devons faire remarquer que les deux modèles culturels avaient
institué l’esclavage. Cela suffit à montrer que l’existence de
droits dans leur sens contemporain était impossible, c’est-à-dire
des droits appartenant à l’homme comme être humain14.
Comme Héraclite le croyait, la « guerre
est le père de toutes choses […]
il a fait […] de quelques-uns des esclaves, de quelques-uns des
libres »15.
La conception de cette époque, la vision dont je viens de parler,
voyait cette différence et la reproduisait dans sa réalité
sociopolitique. Il y a eu certainement des exceptions, mais la
réalité quotidienne d’alors était loin de la société des
droits de l’homme. D’ailleurs, « chez
les Anciens, l’État conservait tous les droits qui n’étaient
pas expressément accordés à l’individu » ; en
revanche, « chez
les Modernes, l’individu possède tous les droits, hormis ceux
auxquels il a renoncé au profit de l’État »16.
Autrement dit, il y a là une inversion des pôles de pensée. Les
droits de l’homme priment l’être humain en tant que tel et sa
dignité. En revanche, chez les Anciens, il y a une subordination
totale de l’individu au pouvoir du groupe. Concernant les droits
individuels, on en ignore même la notion17.
Cela ne signifie pas, pour autant, l’absence de hautes valeurs
morales ou de liberté dans ces sociétés. Ces concepts sont
d’ailleurs l’apport à l’histoire de l’humanité du génie
grec et de la civilisation grecque. Les droits de l’homme,
constitutionnellement garantis, sont néanmoins un phénomène de la
modernité.
Or, l’idée des droits de
l’homme est un produit nouveau dans l’histoire humaine. Elle
porte en soi les quêtes morales éternelles de l’être humain
concernant sa coexistence avec son semblable. C’est cependant dans
le monde occidental qu’ils sont formulés – et revendiqués –
pour la première fois, à travers une série d’aventures et de
fermentations historiques18,
issues de crises spirituelles, politiques et économiques précises.
Celles-ci ont donné naissance à la conception contemporaine du
cosmos, exprimant une nouvelle attitude de l’être humain à
l’égard du monde : surtout la découverte de l’homme comme
créateur de l’histoire et souverain de la vie19.
En France, au XVIIIe
siècle, l’être humain étouffe sous l’exploitation effrénée.
Il est ainsi conduit à des luttes révolutionnaires dont le
résultat20
– à commencer par la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen – a une envergure universelle et dont le message
est resté indélébile jusqu’à nos jours21.
« La valeur de la Déclaration
française réside dans le fait qu’elle n’est pas française.
Grâce aux questions qu’elle aborde, elle a réussi à avoir une
envergure mondiale et pérenne. Commençant dans des conditions
précises, elle a utilisé l’idéologie du XVIIIe
siècle, mais sans se limiter au contexte national. Cela ressort du
fait qu’elle ne parle nulle part de France et de Français. Cela
ressort surtout de l’influence qu’elle a depuis exercée sur
l’Europe, directement ou indirectement, et sur le monde entier. Il
n’existe, à travers le monde, aucune constitution d’État qui
n’ait pas subi l’influence de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen »22.
Les droits de l’homme sont un produit et un
héritage de la tradition culturelle de l’Europe, de sa philosophie
et du christianisme. Il est pratiquement certain que les droits de
l’homme présupposent l’« apprentissage »
de l’Europe au christianisme et en portent naturellement
l’empreinte. « Les textes
concernant des droits de l’homme, écrit
l’archevêque Anastase d’Albanie, même
aux points apologétiques envers les principes chrétiens,
présupposent un héritage chrétien»23.
Pour sa part, l’évêque Hilarion
Alfeyev, déclare : “Christian
morals gave the basis for today’s human rights conception”24.
Ce rapport des droits de l’homme avec le
christianisme oblige celui-ci à assumer l’énorme responsabilité
de répondre à la crise des valeurs de notre temps, vécue par
l’homme contemporain. D’ailleurs, le christianisme a l’homme au
centre de sa théologie, puisque le Fils et Verbe de Dieu « s’est
fait homme pour que nous devenions Dieu », selon
la maxime d’Athanase le Grand25.
Tout cela bien sûr ne veut pas dire qu’on
pourrait parler d’origines directes
chrétiennes des droits de l’homme. N’oublions pas d’ailleurs
que les droits de l’homme sont un produit historique de la profonde
crise de la société «
chrétienne » de l’Europe, créé par le
schisme occidental et la naissance du
protestantisme, et les guerres de religion qui ont changé la
structure politique et sociale du monde occidentale. Dans ce tumulte
politique et social, les droits de l’homme, constitutionnellement
garantis, ont offert au consensus politique et social, la base
commune et stable dont il avait besoin26.
Deux siècles environ se sont écoulés depuis les
déclarations classiques des droits de l’homme. Durant cette
période, ces droits ont pu envisager (du moins, ont-ils essayé de
le faire) les nouvelles crises, auxquelles la liberté humaine était
confrontée et aux menaces jusqu’alors inconnues pesant sur la
dignité humaine. Les États, dans leur grande majorité, les
consacrent constitutionnellement, alors que l’ONU garantit leur
protection internationale. Les choses sont-elles pourtant seulement
positives ? Malheureusement, non. À l’aube du XXIe
siècle, des guerres se font au nom des droits de l’homme, « selon
la loi des choses humaines »27.
Les plus grands crimes sont encore aujourd’hui commis sous
l’apparence de protection de ceux dont les droits sont violés.
« L’hypocrisie internationale
avec laquelle les droits de l’homme sont envisagés » est
devenue « l’ironie la plus
cynique » de notre temps28.
Le lien étroit des droits de l’homme avec la civilisation
occidentale fournit les arguments à tous ceux qui les accusent
d’être une tendance impérialiste supplémentaire du monde
occidental. Toutefois, les Droits de l’homme ne sont pas
« occidentaux », puisqu’ils ont d’emblée une
référence universelle. Ils concernent toute l’humanité, car ils
parlent de l’homme sans exceptions ni classifications. C’est cela
qui leur donne une place unique dans l’histoire de l’humanité et
qui les différencie radicalement de toute autre conquête morale ou
sociale obtenue au cours des siècles. En dépit des désaccords sur
leur contenu et la mise en doute de leur universalité, ils peuvent
servir de noyau humanitaire de la civilisation globalisée. Il est,
bien entendu, absolument nécessaire que chacun de nous prenne
conscience du fait que nos droits ne sont pas des conquêtes données,
mais une quête continue. De même, si nous prenons conscience que
« leur respect est un idéal à
atteindre, une poursuite universelle à conquérir, non pas une
donnée »29.
L’attitude qu’observeront les religions vis-à-vis de notre lutte
jugera largement de l’avenir et du progrès universel des droits de
l’homme. Or, il importe avant tout d’examiner la position du
christianisme vis-à-vis des droits de l’homme, puisque ces droits
ont pris naissance dans un espace greffé sur l’enseignement
chrétien. Ce qui est frappant est que la position du christianisme à
l’égard des droits de l’homme a beaucoup varié :
Jusqu’au milieu du XXe
siècle, la position officielle de l’Église
catholique romaine était caractérisée
par le scepticisme, sinon par le rejet30
ouvert des droits de l’homme. Cela est bien clair, si nous
considérons qu’elle y repérait « la
permissivité de la liberté individuelle ‘protestante’ »,
une attaque dont ses traditions
elles-mêmes étaient la cible. Cette position était certainement
confortée, sinon provoquée, par le caractère anti-ecclésiastique
animant les droits de l’homme ; en France surtout, où la
liberté était comprise comme une liberté par
rapport à la religion et contre
la religion31
ce courant y voyant les vestiges d’une époque révolue. En 1791,
le pape Pie VI qualifie la nouvelle conception de la liberté
d’« absurdissima »,
c’est-à-dire de complètement insensée !32
L’attitude négative se poursuit sous le pape Grégoire XVI qui
appelle la liberté de conscience de « deliramentum »,
c’est-à-dire de délire. Quelques années plus tard, le pape Pie
IX déclare que la liberté de religion est incompatible avec le
christianisme. Certes, l’attitude de l’Église catholique romaine
a progressivement changé concernant les droits et les
Lumières. Ce changement s’exprime et
s’imprime dans l’encyclique Pacem in
terris du pape Jean XXIII, appelée
« Magna Carta ecclésiastique des
droits de l’homme »33
et la déclaration « Dignitatis
humanae » émanant du Concile
Vatican II sur la liberté religieuse. Désormais, les droits de
l’homme sont pour l’Église catholique romaine un point de
référence, aussi bien pour sa pratique pastorale que pour sa
théologie sur la justice et la paix34.
Les luttes pour la liberté ne sont plus comprises comme des combats
contre l’Église, mais comme des luttes en faveur de la dignité
humaine auxquelles l’Église est un allié.
Répétons-le, l’Église catholique romaine
considérait les droits de l’homme comme un fruit de la Réforme.
Cela ne signifie pas, pour autant, qu’il ait été plus facile aux
Protestants de se concilier avec la nouvelle idée de liberté ;
cela, bien que l’idée d’autonomie,
qui se trouve à la base des droits de
l’homme, soit associée à la liberté
du chrétien chez Luther. Il a été
assez difficile d’associer la liberté du chrétien à la liberté
autonome de l’homme – et de passer de l’une à l’autre –,
ce processus ayant suivi plusieurs étapes35.
« La théologie protestante a
repéré dans l’anthropologie optimiste des Lumières un
refoulement ou un oubli du péché de l’homme »36.
Pourtant, presque un siècle après les déclarations classiques des
droits de l’homme, Georg Jellinek37
présente ceux-ci comme un fruit de la Réforme. Il dit que dans la
déclaration américaine de 1776, le droit fondamental de l’homme
est la liberté religieuse.
C’est justement là que se base la lutte pour la liberté dans les
colonies nord-américaines. Autrement dit, Jellinek affirme que
l’idée « des droits
inaliénables de l’homme » a
des racines religieuses et non pas politiques. « Si
nous voyons les choses plus profondément, Jellinek a raison. Les
conflits confessionnels et les guerres de religion avec leurs
retombées politiques qui, au début des temps modernes, dominaient
essentiellement, se trouvent derrière les déclarations des droits
de l’homme ; de même qu’ils se trouvent derrière
l’évolution du droit naturel moderne »38.
D’ailleurs, la Réforme a joué un rôle important pour faire
prendre conscience des droits de l’homme, puisqu’elle a mis en
relief la liberté
du chrétien39.
Certes, l’opinion contraire existe aussi. Selon elle, dans les
déclarations classiques, ce sont d’autres droits – comme le
droit à la vie – qui ont une place capitale et non pas la
liberté de religion40.
Cela ne signifie pas pourtant que la religion soit totalement absente
de ces déclarations.
Or, il se peut que l’antique pensée grec ait
souligné l’idée de la liberté et que le christianisme ait
enseigné l’égalité des êtres humains coram
Deo. C’est pourtant le monde
contemporain qui a doté ces droits de leur substance politique et
juridique dans la liberté et l’égalité. Leurs origines résident
dans la liberté du citoyen de la démocratie athénienne, dans le
droit romain, dans l’humanisme de la Stoa et dans la doctrine
chrétienne de l’homme en tant que personne,
basée sur la création de l’homme
« à l’image de Dieu ». Il
n’en demeure pas moins que c’est la lutte pour les faire
consacrer légalement à l’échelon universel qui les distingue des
simples requêtes morales. Par conséquent, aujourd’hui nous
parlons désormais de droit à la vie et à l’existence, légalement
consacré, sans qui, l’homme « perdrait
le fondement de sa liberté »41.
- Le rôle des religions
La pierre angulaire des droits de l’homme est la
dignité42
humaine. La Charte de l’ONU (1945) et la
Déclaration universelle des Droits de l’homme (1948) l’avaient
juridiquement validée. Le Conseil de l’Europe, quant à lui, a
signé, en 1997, une convention destinée à protéger la dignité
humaine, en matière d’applications en biologie et médecine.
Dans son préambule, la Déclaration universelle
de 194843
parle des droits de l’homme « comme
l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les
nations. » Cet idéal est la
conquête politique la plus importante des temps modernes. De nos
jours encore, les droits de l’homme sont au centre de l’actualité
politique. Ils sont jugés et critiqués, surtout par des cultures
non-occidentales, mais aussi par certains puissants de ce monde qui
les considèrent comme pouvant contrecarrer leurs visées. Cette
critique est pourtant féconde, puisqu’elle relève leur dynamique
et garde ceux-ci dans l’actualité, pour lutter en faveur de la
dignité humaine, quelles qu’en soient les conditions et les
circonstances historiques. C’est d’ailleurs leur grand pari :
opposer l’homme, en tant qu’être humain, à tout danger
historique occasionnel qui, sous diverses apparences et fausses
nécessités, tend à le sous-estimer.
Or, les droits de l’homme ont manifestement livré bataille contre
l’absolutisme de l’État et des traditions religieuses, et ils
ont été engendrés de la crise que la civilisation occidentale a
connue.
De nos jours, la compréhension des droits de l’homme varie. Leur
interprétation s’éloigne souvent beaucoup de leur Déclaration
classique par l’ONU. Ils sont souvent mal-interprétés ou
mal-compris. Derrière cela se trouvent diverses opinions et
conceptions concernant le rapport entre individu et groupe (société),
entre société et État, entre liberté et égalité, etc.
Quel rôle les religions peuvent-elles jouer face
à cette crise des droits de l’homme ? Dans le monde
contemporain, les religions sont jugées suivant leur aptitude à
s’harmoniser aux commandements des droits de l’homme. En décembre
2001, à
l’occasion des événements du 11 septembre,
une réunion a été tenue à Bruxelles. On
y a souligné l’obligation des religions « de
lutter pour établir la «paix de Dieu» sur terre. […] Dans leur
mission contemporaine, les religions doivent s’accorder pour mettre
en relief les principes de coexistence pacifique et de coopération
constructive des croyants dans la nouvelle réalité du monde »44.
Les conflits et le rejet mutuel aboutissent à une impasse sanglante
dont l’être humain est la seule victime. Dans le monde des droits
de l’homme juridiquement garantis, il n’y a pas de place pour les
polarisations et les fondamentalismes. Il n’y a de place que pour
l’Homme et la préservation de sa dignité. Les religions peuvent
aider à éviter les guerres et à obtenir la paix.
Et l’orthodoxie dans tout cela ? Avec les autres églises et
religions, elle a la possibilité de participer au processus pour
faire évoluer les droits de l’homme, en présentant ses propres
valeurs humanitaires qui vont dans le même sens.
Il semble évident que l’enseignement orthodoxe, non seulement ne
s’oppose aux quêtes humanitaires, mais elle possède tous les
éléments de sa tradition pour les conforter.
Dans la suite de l’exposé, je cite les diverses
opinions qui dominent dans l’espace orthodoxe sur les droits de
l’homme, mais aussi les déclarations officielles récentes des
Églises orthodoxes. Je m’efforcerai de monter que, à travers les
tendances souvent opposées, le dialogue fécond prend naissance au
sein de l’orthodoxie. Je présenterai aussi des éléments de la
tradition orthodoxe qui vont dans le même sens que les droits de
l’homme. Pour l’orthodoxie « tous
les hommes sont égaux. Ils sont des images de Dieu. Ils sont des
personnes uniques, avec les mêmes droits et les mêmes
obligations »45.
Comme réponse aux violations des droits de l’homme, l’orthodoxie
présente le vrai amour qui « neutralise
la tendance à violer les droits d’autrui »46.
L’orthodoxie doit engager un dialogue ouvert
avec les droits de l’homme. Ce dialogue peut permettre à ces
éléments orthodoxes humanitaires d’enrichir le mouvement des
droits de l’homme dont l’être humain occupe le centre « sans
poser telle ou telle étiquette sur son identité »47.
Ce que l’orthodoxie est appelée à faire
aujourd’hui c’est de « réconcilier
[…] la tradition et la modernité »48
dans l’intérêt de l’homme.
4. Voix orthodoxes
La pensée orthodoxe envisage diversement le phénomène des droits
de l’homme. Dans les chapitres suivantes, les courants les plus
caractéristiques dans l’approche orthodoxe des droits de l’homme
seront présentés. Il est frappant de constater cette diversité
d’opinions concernant les droits de l’homme. Le présent mémoire
n’examinera pas les causes possibles qui ont informé le substrat
différent de chacun des avis qui seront exposés. Signalons
simplement que la diversité d’opinions n’est pas nécessairement
un signe négatif, le dialogue sur les droits de l’homme engagé
dans l’espace orthodoxe étant ainsi enrichi par de nouveaux défis,
idées, approches critiques et perspectives. Autrement dit, il
devient plus fécond, j’en suis convaincu.
Dès lors, je citerai sept personnalités parmi les intellectuels
orthodoxes dont chacun envisage la question à sa manière.
Parmi les approches critiques des droits de l’homme, j’examinerai
d’abord les opinions de Christos Yannaras, professeur de
philosophie à l’université Panteion d’Athènes, puis
celles du patriarche Cyrille de Moscou.
Christos Yannaras compare la modernité, comme modèle culturel, à
deux exemples antérieurs : l’Antiquité grecque et Byzance.
Il en conclut que, comparativement à ces deux modèles, les droits
de l’homme sont une conquête pré-politique. C’est la raison
pour laquelle, leur présence ne semble nécessaire dans aucun modèle
culturel antérieur.
Dans la pratique des droits de l’homme, le patriarche Cyrille de
Moscou discerne un courant expansionniste de l’Occident. Il
souligne le risque de provoquer, voire d’altérer l’ethos
orthodoxe, par l’adoption irréfléchie de ces droits. Il examine
aussi l’essence des droits, allant même jusqu’à proposer que
les Déclarations classiques de ceux-ci soient reformulées.
J’examine, à la suite, les points de vue de deux ecclésiastiques :
ceux de l’archevêque Anastase de Tirana et de toute l’Albanie,
puis ceux du métropolite Jean de Pergame. Tous deux envisagent
positivement les droits de l’homme dans leur essence. Ils ont
toutefois quelques réticences, en soulignant la contribution
possible de la tradition orthodoxe dans la compréhension et le
respect réel de ces droits.
Plus précisément, l’archevêque d’Albanie donne priorité au
« droit de l’amour », comme concept que
l’orthodoxie se doit d’offrir aux droits de l’homme, de façon
à en atténuer le légalisme pur. Pour sa part, le métropolite Jean
de Pergame met en relief la théologie de la personne, comme étant
le concept susceptible de faire échapper les droits à leur
déchéance individualiste.
En dernier, j’examine deux approches affirmatives des droits de
l’homme. Le premier appartient au Dr. Pantélis Kalaïdjidis,
directeur du de l’Académie d’études théologiques relevant du
diocèse métropolitain de Dimitrias. Il considère qu’il est
impératif d’engager le dialogue entre l’orthodoxie et la
modernité, car, dit-il, les deux parties en tireront profit et
seront enrichies.
Le second appartient à Constantin Délikostantis, professeur à
l’université Kapodistriakon d’Athènes. Le contact de
l’orthodoxie avec les droits de l’homme, mais aussi avec la
culture occidentale, lui permet de présenter ses préceptes
humanitaires et la liberté, comme notion centrale de l’éthique
orthodoxe. De plus, elle donne l’exemple aux religions
non-chrétiennes d’aller à la rencontre de ces droits. Si
l’orthodoxie parvient à obtenir la convergence créative avec les
droits de l’homme, les autres religions (l’islam, par exemple),
qui y voient des tendances impérialistes de l’Occident et qui s’en
méfient, le peuvent aussi.
Par sa part, le Patriarche Oecuménique Bartholomaios souligne la
nécessité du dialogue de l’Orthodoxie avec les autres, Chrétiens
et non-Chrétiens, comme une base pour la paix. Le Patriarche
Bartholomaios a pris des nombreuses initiatives pour la promotion de
cet dialogue.
Les sept avis susmentionnés expriment, bien entendu, leurs auteurs.
Ils esquissent cependant aussi les courants plus généraux
concernant les droits de l’homme et la modernité ; courants
qui n’ont cessé de se manifester dans l’espace orthodoxe et qui
vont du rejet total à leur adoption irréfléchie. La présentation
de ces courants dans les pages suivantes du présent mémoire,
préparera le terrain au quatrième chapitre qui expose la position
officielle de l’Église orthodoxe sur les droits de l’homme et
sur d’autres questions qui leur sont associées. Dans cet chapitre
nous présentons aussi brièvement les textes du Patriarcat de
Moscou, qui ont provoqué un dialogue sérieux.
Certes, ce serait trop ambitieux de ma part, de vouloir présenter et
examiner en totalité les opinions et courants existant dans l’espace
orthodoxe. J’ai donc abouti à l’idée d’exposer ces sept avis
qui, à mon sens, donnent un aperçu des points de vue les plus
dominants et sérieux. D’ailleurs, cet exposé entend aussi
susciter un dialogue qui fournira l’occasion à de jeunes
écrivains, penseurs, politiques et autres, d’écrire et d’agir
sur la question débattue : la sauvegarde de la dignité de
l’être humain, indépendamment de tout adjectif qualificatif, et
de ses droits inaliénables.
1
Myrto
Dragona-Monahou, « Dans quelle mesure les droits de l’homme
sont-ils évidents ? », dans l’ouvrage : Individu
et société, éd.
Centre international de philosophie et de recherche
interdisciplinaire, Athènes 1989, p. 14. (en grec.)
4
Johannes
Schwartländer, Menschenrechte
– eine Herausforderung der Kirche,
München/ Mainz 1979, p. 16.
5
Constantin
Délikostantis, « Les Droits de l’homme entre les
Lumières et
le christianisme », Présence
scientifique du Foyer de théologiens de Halki, vol.
V, Athènes 2002, p. 303-319. (en
grec.)
7
Constantin
Délikostantis, « Droits de l’homme et anthropologie
chrétienne, Convergences et divergences », dans l’ouvrage
Notre
Orient chrétien 1
(1993) 155. (en grec.)
8
George
K. Vlahos, Sociologie
des Droits de l’homme, édition
complétée, éd. Papazisis, Athènes 19792,
p. 206. (en
grec.)
11
Miltiade
Vantsos,
«
La dignité de l’homme : Concept, contenu et évaluation du
point de vue de la morale chrétienne »,
Annuaire
scientifique de la faculté de théologie, Section de pastorale et
de théologie sociale,
vol. X, Thessalonique 2005, p. 197-214, en grec : « La
dignité est un terme largement accepté par des hommes de nations,
de cultures et de religions différentes. On considère donc que la
dignité peut et doit être utilisée par une société pluraliste,
comme critère moral d’évaluation de problèmes contemporains. »
12
Constantin
Délikostantis,
« Les
Droits de l’homme du point de vue philosophique
»,
Revue
philosophique grecque (Helliniki Philosophiki Epithéorisie) 3
(1986) 154-163.
(en grec.)
13
Cornélius
Castoriadis, La
spécificité grecque, La cité et les lois, vol.
II, éd. Kritiki, Athènes 2008, p. 52-53. (en grec.)
15
Héraclite,
fragment 53,
voyez Hippolyte, Réfutation
de toutes les hérésies,
IX, 9. 4 : « Guerre
est le père de toutes choses, roi de toutes choses : des
quelques-uns il a fait des dieux, de quelques-uns des hommes ;
de quelques-uns des esclaves, de quelques-uns des libres. »
16
Cornélius
Castoriadis, La
spécificité grecque, op. cit.
p. 53. Voir aussi : Adam Ferguson, Essai
sur l’histoire de la société civile,
Paris, PUF 1992.
17
Cornélius
Castoriadis, La
spécificité grecque, op. cit.
p. 55. Voir aussi : Benjamin
Constant, De la liberté chez les Modernes : Écrits
politiques, Paris,
Gallimard, “Folio/Essais”, 1997.
18
Constantin
Délikostantis, « Les Droits de l’homme entre les Lumières
et
le christianisme », op.
cit. p.
304 : « Derrière
les droits de l’homme se cache l’histoire d’une indescriptible
douleur, histoire d’injustice et d’avilissement de la dignité
humaine, des luttes interminables pour l’humanisme et la
liberté. »
21
Emmanuel
Kant,
Essais,
éd. Dodoni, Athènes 1971, p. 189, traduit en grec par E.P.
Papanoutsos : « Un
pareil phénomène [la
Révolution française] dans
l’histoire humaine ne s’oublie plus, puisqu’il a révélé
dans la nature humaine une origine et une faculté vers le
meilleur. »
22
S.
Fasoulakis, « La
signification de la Déclaration
»,
Historiques :
La
Révolution française. Aube de l’époque contemporaine, journal
grec Eleftherotypia,
12.07.2001, p. 34-35.
23
Anastase,
archevêque d’Albanie, Mondialité
et Orthodoxie, éd.
Akritas,
Athènes 2000, p.
72-73. (en grec.)
25
Athanase
d’Alexandrie, Sur
l’incarnation du Verbe, 54.
SC,
P. Th. Camelot, o.
p.,
Paris 1946, p. 312.
26
Constantin
Délikostantis, « Les Droits de l’homme entre les Lumières
et le christianisme », op.
cit. p.
306.
28
Anastase,
Archevêque d’Albanie, op.
cit. p.
97. Voir aussi : Vlassios Phidas, «
L’Eglise et les droits de l’homme dans l’expérience
contemporaine »,
Les
études théologiques de Chambésy 12, Religion et Société,
éditions
du Centre Orthodoxe du Patriarcat Oecumenique, Chambésy – Genève
1998, p. 245-257, p. 248 «
la société moderne passe une crise profonde de valeurs et l’homme
d’aujourd’hui se trouve dans une impasse spirituelle »
29
Antoine
Manitakis, Les « droits de l’homme ». La conception
néo-grecque des droits et le constat de leur « inexistence »
par P. Condylis, O
Politis 2
(1999) 14-19, p. 17. (en grec.)
30
Heiner
Bielefeldt, Philosophie
des Menshenrechte. Grundlagen eines weltweiten Freiheitsethos,
Darmstadt
1998, p. 124.
31
Hans
Maier, «Christentum und Menschenrechte. Historische Umrisse», W.
Odersky (éd.), Die
Menschenrechte. Herkunft – Geltung – Gefährdung, Düsseldorf
1994, p. 56.
36
Constantin
Délikonstantis, « Les droits de l’homme : défi
permanent lancé aux religions », Annuaire
scientifique de la Faculté de théologie d’Athènes (ΕΕΘΣΠ),
vol.
37, Athènes 2002., p. 448
37
Georg
Jellinek, «Die Erklärung der Menschen – und Bürgerrechte», R.
Schnur (éd.), Zur
Geschichte der Erklärung der Menschenrechte, Darmstadt
1974, p. 1-77.
38
Gerhard
Oestreich, Geschichte
der Menschenrechte und Grundfreiheiten im Umriss,
Berlin 1968, p. 13-14.
39
Walter
Kern, Menschenrechte und christlicher Glaube, Stimmen
der Zeit 104
(1979) 161-172, p. 163.
44
Vlassios
Phidas, « Dialogue interreligieux : un espoir de paix »,
journal grec Elefherotypia
10-01-2002.
45
Métropolite
Callinique du Pirée, « Droits et obligations de l’homme »,
journal grec To
Béma, 04-12-2005.
47
Denis
Yousetis, « Trois critiques aux droits de l’homme »,
Expression
européenne (Europaïki Ekfrasi) 56
(premier trimestre 2005) 21. (en
grec.)
48
Constantin
Vryzas, Communication
universelle et identités culturelles,
éd. Gutenberg, Athènes 1997, p. 228. (en grec.)
Chapitre I
Courants
orthodoxes
Approches critiques
a)
L’inhumanité du droit1
(Prof. Christos
Yannaras)
Nous avons précédemment parlé de pluralité existant
autour des droits de l’homme dans le domaine de l’orthodoxie.
Sous le terme général « orthodoxie », plusieurs avis et
courants coexistent, souvent contradictoires.
Or,
la première question à examiner concerne la garantie légale des
droits de l’homme. Au début de mon mémoire, j’ai dit que leur
garantie légale est un pari que le monde contemporain a gagné, en
dépit des réactions et des désaccords existants sur leur contenu
et leur universalité. Il est tout aussi vrai que notre monde, celui
des droits de l’homme légalement garantis, traverse une crise. Les
valeurs modernistes sont contestées et les sociétés contemporaines
semblent incapables de trouver des réponses satisfaisantes aux
problèmes soulevés. Le professeur Christos Yannaras cherche à
déterminer dans quelle mesure « la
priorité fondamentale ménagée au droit individuel dans l’édifice
moderne est en rapport avec la crise contemporaine du ‘modèle’
[culturel] »2.
« Le
droit »3
n’a-t-il pas une part de responsabilité dans la crise du
modernisme ? Sa réponse est nuancée. « La
version des droits, dans l’optique exclusive de l’utilitarisme
individualiste […]
implique
l’aliénation de l’altérité subjective, et donc des relations
de communion aussi ; elle laisse sans objectifs anthropologiques
[…] le
fait social et politique »4.
Il
est communément admis que la garantie légale des droits de l’homme
est un produit du modernisme, greffé des valeurs des Lumières5.
Or, la spécificité de la modernité c’est d’en avoir fait des
droits communs à tous les êtres humains6,
sans discriminations. C’est aussi de s’être donné leur
protection pour objectif primordial7.
Nous savons toutefois que, surtout dans la sphère de la politique,
leurs principes ne sont pas toujours respectés et que les droits de
l’homme sont malheureusement souvent violés8.
C’est justement ici que Yannaras situe le problème éthique. Qui
est celui qui définit ce qui est moral et ce qui ne l’est pas ?
Qui est celui qui engage les humains à obéir aux règles de cette
morale ?
La
réponse qui avait été donnée au Moyen Âge était claire :
Dieu9.
Cette réponse a toutefois mené l’Occident dans une impasse qui a
ébranlé ses structures. Durant cette période, la façon
d’appliquer la « morale de Dieu » a été
cauchemardesque. C’est précisément cette expérience médiévale
qui a, plus tard, mené l’Occident à refuser toute idée
métaphysique aux fondements de la morale et, donc, des droits. Le
refus de l’aberration médiévale, consistant à l’absolutisation
de l’élément métaphysique, a conduit à l’aberration
contemporaine d’absolutisation de la nature. Selon cette optique,
toutes les questions doivent être envisagées et résolues selon la
logique des lois de la nature, qui est objective et contrôlable.
L’homme est un être de raison. Par conséquent, nous pouvons
édicter des préceptes éthiques avec la logique du bien commun et
de l’intérêt commun. Ainsi, selon Yannaras, le « droit
naturel » s’est introduit dans la modernité et y a pris
racine. Le «sacré» a été dissocié du «séculier», cette
séparation étant désormais considérée indispensable
dans les sociétés occidentales.
Or, la
civilisation occidentale a laissé derrière elle le Moyen Âge et sa
fixation sur la métaphysique. Cependant, les problèmes demeurent :
tortures, génocides, travail qui dégénère en servitude. Ce ne
sont que quelques exemples de la crise de notre temps. Pour fournir
une réponse, Yannaras fait appel à l’histoire de l’humanité,
en examinant différents modèles culturels : celui de
l’Antiquité grecque, dans le visage de la démocratie athénienne,
et le modèle orthodoxe, tel qu’il a été réalisé, durant un
millénaire, dans l’empire romain d’Orient. Sa question est
simple : comment et pourquoi, ces civilisations n’ont-elles
pas développé des droits de l’homme ? Pourquoi, leur idée y
est-elle complètement ignorée ? Comment ces civilisations
protégeaient-elles la vie et la dignité humaine ?
Pour
fournir des réponses, il explique que la cité antique10
a réussi à surmonter la simple coexistence humaine, en parvenant à
la « pratique
de la vérité »11.
La cité devient le centre des relations sociales12,
alors que l’objectif de la collégialité se trouve dans
l’imitation du vrai être13
en vérité14.
Cette imitation du vrai être en vérité15
est la logique «commune» d’harmonie16
et d’ordre qui fait de l’univers un cosmos, dans le sens de
joyau, de parure (= κόσμημα)17.
C’est l’art de la politique18
qui est un fait social. Ceux qui co-opèrent, et qui y participent,
les citoyens19,
possèdent l’honneur suprême de réaliser la «vérité». Dans la
modernité, les droits de l’homme protègent l’individu de
l’arbitraire du pouvoir. Dans l’antique démocratie athénienne,
en revanche, le pouvoir était le Dème (= peuple), c’est-à-dire
tous les citoyens ensemble, alors que l’État appartenait au Dème.
Tout citoyen était agent du pouvoir et dignitaire de son État.
C’est pour cette raison que le choix pour toute fonction se faisait
par tirage au sort et non pas par voie d’élection, puisque tout
citoyen était considéré apte. D’ailleurs « chez
les Anciens, l’État gardait tous les droits qui n’étaient pas
expressément attribués à l’individu ».
En revanche, « chez
les Modernes, l’individu possède tous les droits, à l’exception
de ceux auxquels celui-ci a expressément renoncé au profit de
l’État »20.
La politique était
sacrée, puisqu’elle imitait la vérité du vrai être. Partant,
tout citoyen était sacré. Toute insulte au citoyen était
formellement interdite, comme, par exemple, la peine corporelle.
Après
avoir exposé cette optique concernant le rôle joué par la
métaphysique21
dans la fonction politique de la république, C. Yannaras aboutit à
la conclusion suivante : les droits de l’homme n’avaient pas
de raison d’être, puisqu’ils étaient incompatibles avec la
démocratie athénienne. L’idée de citoyen/hoplite accordait
davantage de prérogatives à l’homme que celles données par la
garantie légale des droits de l’homme22.
L’opinion
de Yannaras semble idéale aux épris de l’antique civilisation
grecque. Dans la procédure démocratique directe23,
ceux-ci voient la réalisation par excellence de la liberté humaine.
Ce que les droits de l’homme offrent néanmoins dépasse, à maints
égards, le concept de citoyen : grâce à leur caractère
universel, ces droits se réfèrent à tous les humains sans
exception, même à ceux qui n’avaient pas l’honneur d’être
citoyens. Autrement dit, ils élargissent la notion de citoyen de
l’antique démocratie. Ils s’efforcent de faire acquérir les
prérogatives de celle-ci à tout être humain séparément,
indépendamment d’origine, sexe, idéologie, etc. Une société qui
n’aurait pas besoin des droits de l’homme serait idéale, puisque
ces droits seraient évidents moyennant la politique, mais cela
semble utopique pour l’instant. D’ailleurs « dans
la mesure du possible, il importe de déceler dans les brumes de
notre temps et de rejeter – ou, du moins, d’examiner –
les mobiles contemporains, les certitudes présentes, les idées
inconsciemment reçues, pour aborder le passé historique. Nous
devons procéder ainsi. Du moins, lorsque le but est de revivre, si
possible, le mode de vie […] de ces gens-là : des êtres
comme nous, en chair et en os, mais qui étaient confrontés à des
défis matériels et spirituels différents des nôtres»24.
Autrement dit, ce serait infondé de chercher des droits de l’homme
dans l’antiquité grecque. Ce serait faire abstraction des
fermentations et des circonstances survenues depuis, ignorer les
vécus qui ont dicté les déclarations classiques de ces droits. Il
faut envisager le passé sans l’œil d’aujourd’hui. Cela est
toutefois difficile, sinon impossible, puisque « les
hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père »25.
En
continuant de chercher pourquoi le concept de droits de l’homme est
absent des modèles culturels antérieurs, Yannaras examine le
christianisme. L’assemblée du peuple (ἐκκλησία
τοῦ
δήμου)
était une instance où les citoyens se réunissaient pour réaliser
l’imitation de la vérité du vrai être. Sa fonction est
transférée à l’Église, lieu où les croyants se réunissent
pour révéler, dans le repas eucharistique, le mode de vie en
vérité. Autrement dit, ne pas imiter la raison sécularisée, mais
la Communion trinitaire des Personnes, la communion de la vraie
existence et vie26.
Selon Yannaras, tous les participants au repas eucharistique, même
les prostituées, les larrons et les pécheurs, n’ont pas besoin de
droits de l’homme. Il suffit qu’une personne soit simplement
membre de l’Église, car cela signifie qu’elle existe pour aimer
et être aimée. Cette attitude est très loin de toute nécessité
d’autoprotection moyennant une garantie légale de droits. En tant
que lieu de communion, l’Église libère la personne de la nature
et donc des limites de celle-ci. Le terme «religion», tel qu’il
est vécu dans la modernité, s’oppose à l’Église, car c’est
un fait individuel. Comme tel, il est soumis à la nécessité
naturelle de tout individu d’adorer l’inconnu et le métaphysique,
un effort individuel de foi et de vertus, de confirmation et de salut
individuels. Dans l’Église, l’identité individuelle se réalise
et se révèle par le don de soi. Dans la tradition orthodoxe, nous
appelons cela une personne27,
c’est-à-dire, une existence, une altérité créative agissante,
fruit de relations de communion, d’amour et de libération de
l’ego. Dans la religion individualisée (celle qui donne naissance
au droit individuel), l’individu cherche confirmation, salut,
protection de sa métaphysique égocentrique, moyennant de vertus
individuelles et de bons actes. Cette métaphysique égocentrique a
donné place à l’individualité laïque de la modernité, en
donnant naissance à la république représentative, située aux
antipodes des idéaux prônés par la démocratie athénienne ;
de même, en cherchant le salut en dehors de la communion,
le christianisme individualisé se situe aux antipodes de
l’orthodoxie.
Un autre point sur
lequel Yannaras insiste pour montrer que le concept des droits de
l’homme était superflu dans des modèles culturels antérieurs,
est la différence entre métaphysique et idéologie. Dans ses
diverses manifestations, la théocratie n’a aucun rapport avec la
politique grecque ancienne, envisagée comme exercice de la vérité.
Elle n’a, non plus, aucun rapport avec la réalisation de l’image
de la Communion trinitaire. La théocratie consiste dans l’usage de
la métaphysique pour imposer des comportements par la violence ou la
peur. D’ailleurs, tout usage de la métaphysique à des fins
laïques, transforme la métaphysique en idéologie, en « illusion
psychologique ».
Dans l’antique
démocratie athénienne et dans l’Église orthodoxe, le fait social
ne saurait être soumis à des règles ou des à fins idéologiques,
puisqu’il se réalise en soi de façon dynamique. Dans les deux
cas, les relations qui réalisent la communion de vie sont l’unique
objectif. La métaphysique est soumise à l’idéologie, lorsqu’elle
se vide de son contenu ontologique.
Une telle approche
de l’orthodoxie ignore aussi la transformation des données
historiques depuis l’époque des premiers apôtres jusqu’à nos
jours. Les changements historiques, survenus en Occident et en
Orient, ont montré les menaces qui, dans certaines circonstances,
pèsent sur la dignité humaine. Ces risques ont dicté l’existence
et la garantie légale des droits de l’homme.
Certes,
Yannaras considère les droits de l’homme comme un acquis.
Néanmoins, dit-il, il s’agit d’une réalisation pré-politique28.
En principe, la
protection et la garantie des droits individuels ne visent pas la
cité,
ne
cherchent pas à établir des rapports de société. Elles visent
l’individu et le blindage de l’autonomie individuelle. « La
logique en soi des droits individuels présuppose le collectif comme
rival du privé : la société et le pouvoir (l’État) comme
une menace pour l’individu. L’individu est menacé par le
primitivisme de la loi du plus fort, régissant la coexistence
collective, la loi de la jungle. […] La garantie institutionnelle
des droits individuels est une importante réalisation permettant de
se prémunir contre de telles menaces »29.
Et il ajoute : « Le
majeur (i.e. la communion des personnes, la mise en relief de
l’unicité personnelle, de l’altérité et de la liberté
moyennant les rapports de société) ne réfute ni ne contredit le
mineur (i.e. la protection uniforme légale et institutionnelle de
tout individu contre les abus du pouvoir et de la puissance). Comme
orthodoxes, nous reconnaissons que des expériences historiques
collectives, comme celle du Moyen Âge occidental, font de la
protection des droits de l’individu un acquis suprême, une
réalisation précieuse. Ce serait pourtant amputer la mémoire
historique et la pensée critique de ne pas reconnaître
parallèlement que, sur la base d’expériences historiques – comme
l’antique cité grecque ou la communauté byzantine (et
post-byzantine) – la protection des droits individuels est une
réalisation clairement pré-politique. C’est un acquis
incontestable, mais réalisé par des sociétés qui n’avaient pas
encore conquis (peut-être même pas encore compris) l’idée de
départ, le sens primordial de la politique : La politique comme
une lutte commune de vie «en vérité», la politique axée sur
l’ontologie (et non pas sur tel ou tel opportunisme
utilitariste) »30.
Je
suis d’accord avec C. Yannaras surtout dans la mesure où les
droits de l’homme sont réduis au rang de revendications
individualistes. « L’anthropologie
gréco-chrétienne centrée sur la personne » crée
une « dynamique d’humanité »,
dit-il.
Envisagé sous l’angle de cette
anthropologie, « le droit centré
sur l’individu », prôné par
la modernité, semble une « tragique
régression » à des « stades
de pulsions primaires utilitaires de l’homme ».
Malheureusement, « l’Européen
du modernisme n’envisage la coexistence collective que relativement
à ses implications sur la vie de l’individu ; ou, plus
précisément, sur la base des risques auxquels la nécessité de
coexistence expose l’individu. Ce qui intéresse c’est d’assurer
la défense des revendications instinctives de sûreté individuelle,
de plaisir, de domination »31.
Il est donc facile de comprendre pourquoi les sociétés orthodoxes
contemporaines confrontées aux valeurs occidentales sont menées,
selon Yannaras, à une « sorte
de schizophrénie culturelle »32.
Au sein de ces sociétés, il existe vraiment un clivage entre
liberté chrétienne et autonomie moderne. Il me semble cependant que
clivage ne signifie pas nécessairement «schizophrénie». Cette
tension interpelle la tradition orthodoxe pour engager un dialogue
constructif avec la modernité. Ce serait un dialogue susceptible
d’améliorer et de réaliser la vision qui anime les luttes pour
les droits de l’homme. Il leur donnerait une nouvelle, plus
puissante dynamique pour relever les défis des temps. D’ailleurs,
nous ne devons pas nous soucier principalement de chercher d’exemples
et d’agrégats culturels fragmentaires qui n’auraient vraiment
pas besoin de la garantie légale des droits pour assurer la dignité
humaine33.
Ce qui importe c’est de lutter pour faire de cette garantie de la
dignité une réalité à échelle universelle. C’est là que
réside le pari. Tout être humain possède le droit de jouir de tout
ce qu’apporte l’anthropologie gréco-chrétienne centrée sur la
personne et les droits de l’homme, légalement garantis. « …
La priorité à la société des relations – une anthropologie
centrée sur la communion, servant de fondement au concept
politique – ne s’oppose pas théoriquement au principe de
garantie des droits individuels »34,
écrit C. Yannaras. Ces deux dimensions ne doivent pas être en
conflit, mais en dialectique, au profit de l’humanité elle-même.
Si donc nous pouvons repérer une quelconque inhumanité du droit, ce
serait le rétrécissement individualiste de celui-ci, sa réduction35.
Ce ne serait, en aucun cas, sa substance qui ne s’oppose pas à la
notion de la personne,
mais qui
possède la dynamique de le réaliser dans les sociétés
contemporaines.
b) Droits de l’homme et valeurs morale (Patriarche Cyrille de Moscou36)
Le
patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie est l’une des
personnalités de l’Église russe qui témoigne un intérêt
constant pour les droits de l’homme37.
Il a souvent présenté ses thèses qui ont essentiellement préparé
le terrain au document : « Les
principes d’enseignement de l’Église russe sur la dignité, la
liberté et les droits de l’homme. »
Nul n’ignore qu’au moment où on était en train de développer
les droits de l’homme et d’asseoir leur présence contemporaine,
l’Église russe n’avait pas voix au chapitre, à cause des
restrictions que le régime soviétique faisait peser sur elle.
Heureusement,
cela appartient désormais au passé.
La
pensée du patriarche Cyrille38
est axée sur la dignité humaine, d’origine chrétienne,
puisqu’elle est basée sur la création de l’homme, à l’image
de Dieu. C’est de ce point que débute sa critique des droits
modernes de l’homme. « Cette
conception de la dignité de l’homme était interprétée sur
certains points d’une façon qui contredisait l’enseignement
chrétien. C’est sous cette forme, parfois antichrétienne, que la
conception des droits de l’homme était et est mise en pratique
dans la politique »39.
Certes, même parfois au moyen de formules négatives, l’Église
« s’est
toujours
appliquée
à recueillir minutieusement les fragments de vérité qui, de façon
diffuse, sont contenus dans l’expérience de l’humanité »40.
L’idée
des droits de l’homme a pris naissance dans le monde occidental, à
travers les changements historiques et sociaux qui y ont eu lieu.
« La
notion
des
droits
de
l’homme est née au cours de l’évolution des peuples
occidentaux, avant tout protestants. Plus
tard,
ce
concept
a
fait
l’objet
d’une
réflexion
dans
l’Église
catholique »41.
Au XVIIIe
et au XIXe
siècle, l’intelligentsia russe s’est sérieusement intéressée
au dialogue et aux perspectives ouvertes, grâce à l’évolution
des droits de l’homme, mais la Révolution russe a gelé ou
manipulé le débat42.
« À
l’époque soviétique, malheureusement, la question des droits de
l’homme fut utilisée uniquement à des fins de propagande et il
n’y avait pas de discussion sérieuse dans le pays sur ce sujet »43.
Aujourd’hui,
l’Occident présente les droits de l’homme, comme modèle
sociopolitique de vie, accepté par toutes les nations. Toutefois,
leur « application »
est malheureusement tributaire des questions étrangères à leur
essence. C’est le cas des institutions politiques et la question de
savoir dans quelle mesure celles-ci correspondent-elles aux
institutions occidentales respectives, voire dans quelle mesure
sont-elles calquées sur elles. Cette
attitude « est
capable d’engendrer un véritable impérialisme culturel qui ne
ménage pas ses moyens pour atteindre le but que ses partisans
considèrent comme bon, celui de faire participer les autres peuples
aux idées droites »44.
Dans aucun cas, il ne faut ternir l’image des droits de l’homme,
pour des raisons d’opportunisme politique.
Le patriarche
Cyrille explique pour quelles raisons, les États occidentaux tentent
souvent d’imposer les droits de l’homme à des cultures
différentes, en faisant une menace pour elles. Pour ce faire, il
définit ce qui est universel et ce qui est variable.
Il
définit la dignité humaine comme figurant parmi les valeurs
universelles et devant donc être protégée par toute société45.
Une autre valeur universelle est celle de liberté, condition
indispensable pour obtenir et préserver la dignité.
Parmi
les variables46,
on pourrait citer la compréhension et la réalisation de ces
valeurs. Ce qui est variable ou qui devait l’être, sont le mode de
vie d’une société et l’organisation de sa vie publique.
Autrement dit, dans la mise en pratique des droits de l’homme dans
les sociétés locales, il faut tenir compte de la différence de
tradition et respecter les spécificités de chaque culture. « Le
style de vie de l’homme, l’organisation de la vie politique et
sociale dans tel ou tel pays qui incarnent ces valeurs sont également
variables »47,
affirme-t-il.
Le
patriarche Cyrille repère une autre variable dans l’importance
accordée à la liberté pour assurer la dignité. Dans la tradition
orthodoxe, la liberté n’est certes pas une valeur sous-estimée,
mais, à son avis, elle n’est pas considérée comme unique
présupposé pour réaliser la dignité. Dans la civilisation
occidentale, il discerne une tendance à absolutiser la liberté dont
les racines plongent dans l’histoire du christianisme : « La
tendance à l’absolutisation de la valeur de la liberté pour
défendre la dignité de l’homme découle de l’histoire propre de
la civilisation occidentale »48.
Dans l’Église occidentale, durant les années difficiles qui ont
suivi le schisme, la question a été soulevée de savoir dans quelle
mesure l’État devait se servir de son pouvoir politique en matière
de foi. « Il
s’agissait avant tout de la possibilité d’utiliser l’autorité
de l’État pour défendre et diffuser la
foi »49.
En
cherchant une réponse à cette question, le Patriarche remonte au
passé, à la période des persécutions et aux apologistes où la
liberté de conscience consistait à librement accepter ou refuser le
Christ. « La
conversion au Christ ne pouvait être que volontaire »50,
dit-il. Le même exemple accentuant la liberté de volonté se trouve
aussi chez les écrivains ecclésiastiques postérieurs.
Le
patriarche Cyrille examine ensuite un exemple différent cité par
saint Augustin51.
Dans sa région, il y avait plusieurs anciens Donatistes forcés de
rentrer dans la vraie foi, après leur « instruction »
par les forces impériales. Autrement dit, un chef d’État doit se
servir, ne fût-ce qu’un peu, de son pouvoir pour guider l’homme
au salut. Malgré cette multitude d’exemples en Orient et en
Occident, le patriarche Cyrille considère que cette idée de
mainmise politique sur les croyances humaines a trouvé du terrain
propice et a surtout fleuri en Occident52.
Il cite comme exemple significatif la papauté et sa création de
l’inquisition. Un phénomène tel que l’inquisition n’a jamais
vu le jour en Orient où l’idée de liberté de la volonté53
est demeurée vivante. Pour illustrer cette différence de l’Orient,
il cite les missions byzantine et russe qui ne se sont jamais fondées
sur la force des armes pour diffuser la parole de Jésus Christ. Au
contraire, elles ont utilisé l’enseignement et la persuasion54,
combinés au respect de la culture spécifique des peuples.
Après la Réforme,
dans les temps modernes, Les lumières ont combattu cette
conception chrétienne occidentale. Les lumières sont à la
base des droits de l’homme et de l’idée de liberté, dominante
dans notre civilisation. Cette idée a été comprise et cherchée en
dehors de l’espace chrétien, souvent en dehors de la foi, au sens
large. L’idée des droits de l’homme a été consolidée sans
modèles éthiques, se référant à la «responsabilité» de
l’homme qui s’est pourtant estompée au cours de leur évolution
historique.
La
conclusion aux remarques ci-dessus est frappante. Le patriarche
Cyrille en conclut que la philosophie des droits n’est pas
seulement antichrétienne, mais, de surcroît, amorale ! On
trouve des exemples, dit-il, dans la façon de se servir des droits
de l’homme, pour justifier certains actes et situations :
l’euthanasie, la violence, le profit et la surconsommation,
l’avortement, l’homosexualité, etc.55
À cet égard, il expose une problématique d’éthique étayée sur
des valeurs «données». Cependant, en matière de droits de
l’homme, sont en jeu des questions concernant le passage moderne
des valeurs «données» à des «valeurs en formation», de la
dépendance à l’autonomie. Autrement dit, ces droits visent à
assurer la liberté créative de l’homme, assimilée à sa dignité.
Contrairement
à la culture occidentale, en Orient, le patriarche Cyrille situe le
l’effort d’unité dans la société56,
confirmé dans l’histoire russe. Le centralisme n’était pas
capable, à lui seul, d’unir les immenses territoires et les
innombrables populations vivant à l’intérieur de la Russie.
Ainsi, au XVIe
siècle, prend naissance l’idée suivante : La possibilité
d’appliquer la conciliarité de l’Église dans la sphère
sociopolitique57.
Selon lui, l’idée a été mise en application et elle a réussi !
La « conciliarité
sociale »
a été perçue comme manifestant les aspirations, les efforts et les
problèmes communs qui y trouvaient leur solution. Tel ou tel intérêt
individuel passait au second rang58,
puisque le but commun était d’envisager les questions sociales et
de résoudre les problèmes. Malheureusement, au XVIIe
siècle, le tsar Pierre59
a changé le mode de fonctionnement de la société russe, en
installant des mécanismes bureaucratiques lents. Tout en soulignant
et soutenant le pouvoir centraliste, ces mécanismes ont privé la
société de la possibilité de résoudre ses problèmes au premier
degré. L’Église elle-même a été transformée en simple
succursale de l’État. L’institution patriarcale elle-même a
cessé d’exister.
Pour
le monde orthodoxe, l’idée de conciliarité est, selon le
Patriarche de Moscou, un présupposé pour développer la dignité
humaine. L’unité, dit-il, est impossible sans la libre
participation de l’individu à la vie sociale. La dignité
personnelle ne se développe pas uniquement par la liberté, mais
grâce aux liens fraternels qui mettent de côté les intérêts
personnels de chacun au profit des intérêts sociaux60.
L’expérience
historique russe a dont démontré que pour réaliser la dignité
humaine, la pratique orthodoxe de la conciliarité est très
importante, allant de pair avec la liberté individuelle61.
Le fait de négliger l’une ou l’autre de ces valeurs peut
conduire à une altération de la société et de la personnalité
humaine. Il ne faut donc pas surestimer l’une au détriment de
l’autre. Au cas où la société serait absolutisée au détriment
de la liberté, cela mènerait à l’absolutisme. Au cas où la
liberté individuelle serait absolutisée au détriment de la
sociabilité, cela mènerait à dissoudre la société et à
détériorer la personnalité62.
C’est ici justement que le patriarche Cyrille situe la contribution
de la tradition russe, au développement des droits de l’homme.
Selon lui, la tradition russe met en relief l’équilibre à assurer
entre la liberté individuelle et la conciliarité sociale. Il
discerne cette même optique dans la Déclaration universelle de
1948, plus précisément dans l’article 2963.
Une
autre contribution de la Russie au modèle culturel contemporain
pourrait être d’imprimer à celui-ci des valeurs morales64.
Cela empêcherait le déclin auquel il semble aujourd’hui voué. Ce
processus de déclin, répète encore le patriarche Cyrille, résulte
du manque de valeurs morales dans les sociétés occidentales, au
sein desquelles les passions humaines se déchaînent, échappant à
tout contrôle, et le tissu social dégénère.
Sa
proposition est simple et concise : Pour bénéficier des droits
de l’homme qui nous protègent efficacement, il ne faut pas oublier
la conciliarité sociale et les valeurs morales, sans qui la liberté
individuelle dégénère en vœu pieux65.
Les inquiétudes
du Patriarche de Moscou sont nombreuses et logiques et ses thèses
ont déjà provoqué un dialogue fécond. La question est si elles
peuvent servir de base à la rencontre créative de l’orthodoxie
avec le modernisme, dont la compréhension correcte de la liberté
humaine ne peut qu’en être un thème central.
1
Les
points de vue cités et commentés ci-dessous sont analytiquement
exposés dans le livre de Christos Yannaras, L’inhumanité
du droit, éd.
Domos, Athènes 1998 et dans son article :
«
Human
Rights and the Orthodox Church
»,
The
Orthodox Churches in a Pluralistic World, An Ecumenical
Conversation, WCC
Publications, Geneva, Holy Cross Orthodox Press, Brookline,
Massachusetts,
p. 83-89. Pour des raisons d’économie et d’esthétique, je ne
donne la référence que des passages du livre que je cite
intégralement.
3
Ici,
le droit concerne les droits de l’Homme, dans leur aspect purement
individuel-utilitaire, leur altération en un opportunisme personnel
qui, à leur nom, agit contre leur substance, sacrifiant la dignité
humaine au profit individuel.
5
S.
Fasoulakis, «
La
signification de la Déclaration
»,
Historiques:
Révolution
française. L’aube de l’époque contemporaine, journal
Eleftherotypia,
12.07.2001,
34-35. (en grec.)
6
«…
le
Droit assure la défense de l’individu, garantit ses
revendications », Christos
Yannaras, op.
cit.
p. 16.
8
Démètre
Paxinos, « Les droits de l’homme, contestés et rétrécis »,
journal grec I
Kathimerini,
28.01.07 :
«…d’un côté nous observons que la société «progresse»,
que la «civilisation» avance, que le progrès technologique se
développe à des rythmes vertigineux ; de l’autre côté,
nous sommes témoins d’événements qui surviennent
quotidiennement dans le monde, des scénarios de barbarie jamais vue
et de traitement inouï d’humiliation de l’être humain par son
«semblable». Nous voyons des hommes arrêtés arbitrairement,
jetés en prison sans être informés des griefs retenus contre eux
ni jugés par une cour. Nous apprenons quotidiennement que
d’innombrables personnes sont victimes de discriminations, de
tortures, de meurtres. La société contemporaine
fonctionnerait-elle finalement sur un système de contre-valeurs ?»
http://news.kathimerini.gr/4dcgi/_w_articles_columns_2_28/01/2007_213836
9
Par
le mot «Dieu» nous entendons l’idée plus générale d’une
intervention continue de l’élément métaphysique dans la vie
humaine.
10
Anne
Tsagogiorga-Oikonomidi, Cité, société et économie de la période
classique, Ekpaideutiki
Helliniki Encyklopaideia, vol.
25, Histoire
Hellénique, Ekdotiki
Athinon, Athènes 1992, p. 107-113. (en grec.)
11
Thucydide,
Histoire
de la Guerre du Péloponnèse,
livre II, chap. 37 :
« Notre constitution politique n’a rien à envier aux lois
qui régissent nos voisins ; loin d’imiter les autres, nous
donnons l’exemple à suivre. Du fait que l’État, chez nous, est
administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité,
notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les
différends particuliers, l’égalité est assurée à tous par les
lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie
publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite,
et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur
personnelle ; enfin, nul n’est gêné par la pauvreté et par
l’obscurité de sa condition sociale, s’il peut rendre des
services à la cité. La liberté est notre règle dans le
gouvernement de la république et dans nos relations quotidiennes la
suspicion n’a aucune place ; nous ne nous irritons pas contre
le voisin, s’il agit à sa tête ; enfin nous n’usons pas
de ces humiliations qui, pour n’entraîner aucune perte
matérielle, n’en sont pas moins douloureuses par le spectacle
qu’elles donnent. La contrainte n’intervient pas dans nos
relations particulières ; une crainte salutaire nous retient
de transgresser les lois de la république ; nous obéissons
toujours aux magistrats et aux lois et, parmi celles-ci, surtout à
celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en
n’étant pas codifiées, impriment à celui qui les viole un
mépris universel. »
12
Héraclite,
Hermann
Diels – Walther Kranz, Die
Fragmente der Vorsokratiker,
p. 148, 20:
« C'est
cette
raison
commune et divine,
en participant à laquelle nous devenons raisonnables, qu'Héraclite
déclare être le critère
de la vérité. »
13
Platon,
La
République
VI, XIIIc, Œuvres Complètes, Paris (Belles Lettres) 1961, p.500a :
« (…) mais regardant et contemplant des objets ordonnés et
immuables, qui ne se nuisent pas les uns aux autres, qui au
contraire sont tous sous la loi de l’ordre et de la raison, on les
imite et on se rend autant que possible semblable à eux ; ou,
crois-tu qu’il soit possible, quand on vit avec ce qu’on admire,
de ne pas l’imiter ? »
14
Or,
l’objectif est métaphysique et non utilitariste, comme c’est le
cas de notre modèle culturel.
15
Héraclite,
Hermann Diels
– Walther Kranz, Die
Fragmente der Vorsokratiker,
p. 148, 30:
« Lorsque nous sommes en communion, nous disons la vérité,
alors que si nous agissons isolément, nous mentons. »
16
Platon
et Aristote comprennent la politique comme un art, puisqu’il
s’agit d’étudier et d’appliquer les lois de l’harmonie et
du bon ordre naturels, pour reproduire la beauté comme fait social.
Voir aussi Héraclite, Fragm. 114 :
« …
Comme
la cité de la loi, et beaucoup plus fortement. »
17
Aristote,
Ethica
Nicomacheia
Χ, vii. 8 :
«… ἐφ’ ὅσον ἐνδέχεται ἀθανατίζειν…»
« … mais nous devons, dans la mesure du possible, atteindre
l’immortalité. »
18
Jacqueline
de Romilly, La
loi dans la pensée grecque des origines à Aristote, Paris
(Belles Lettres) 1971.
19
Platon,
Les
Lois, VIII,
Artisans
et métiers d5,
Œuvres complètes, Paris (Belles Lettres) 1961, p. 846a :
«Πολίτης ἀνήρ τόν κοινόν τῆς πόλεως
σώζων καί κτώμενος».
« Le
citoyen a le soin d’assurer et de maintenir l’ordre général de
la cité. »
20
Cornélius
Castoriadis, La
spécificité grecque, La Cité et les lois, vol.
II, éd. Kritiki, Athènes 2008, p. 53 et Adam Fergusson, Essai
sur l’histoire de la société civile,
Paris (PUF) 1992.
21
Imitant
le vrai être, la politique et le citoyen sont sacrés, puisque tous
deux s’y réfèrent (au vrai être).
22
Costas
Papaïoannou, L’apothéose
de l’histoire, Enallaktikes
Ekdoseis, Athènes 1992, p. 32-34, en grec :
« Dans la conception grecque du monde, la revendication
moderne d’une sphère autonome qui appartiendrait exclusivement à
l’être humain, ainsi qu’au monde de la liberté, semblerait des
conceptions arbitraires. […]
L’univers constitue un ordre, un cosmos qui, dans une parfaite,
harmonieuse entité finie, ordonne l’infinité de potentialités
matérialisées par la nature comme un mouvement éternel de
naissance. […] Cosmos signifie en même temps parure, mais aussi
toute splendeur. Il signifie l’univers ou l’ensemble des êtres,
mais aussi l’organisation politique basée sur la loi. Il signifie
le principe d’ordre et d’harmonie, valable tant dans les
relations entre les êtres partiels qu’entre les constitutifs de
chaque être. Il signifie vertu ou bien inhérent à tout être ;
ce lui permettant de devenir ce qu’il est et de rester tel qu’il
est. »
23
Procédure
démocratique qui, avec l’usage de la technologie contemporaine,
serait facilement applicable, ne fût-ce que de façon pilote,
expérimentale.
24
Démètre
Christodoulou, L’histoire militaire de la Grèce antique. Une
autre approche, Collections
thématiques, vol.
1. Tactiques
de bataille en Grèce antique, éd.
Periskopio, Athènes 2008, p. 15. (en grec.)
26
Marios
Begzos, Philosophie
européenne de la religion, éd.
Grigoris, Athènes 2004,
p.
193-194, en grec :
« L’Orient grec à Byzance […]
a abouti à une souveraineté de la personne (προσωποκρατία),
en soulignant l’altérité, la trinité, la spécificité des
personnes-hypostases. […] Il maintient la proposition métaphysique
suprême de la pensée grecque, à savoir que l’unité prime la
pluralité et, en même temps, le polythéisme païen est anéanti,
puisque la pluralité religieuse de l’idolâtrie demeure sans
fondement, du point de vue philosophique, face à la revendication
de placer l’unité avant la pluralité. […] Il réfute le
monothéisme judaïque et, en même, il exclut l’individualisme.
[…] La trinité personnelle et l’holisme personnaliste
préviennent et empêchent l’émergence de l’individualisme. La
personne humaine et l’individu diffèrent absolument. Bien la
personne humaine et l’individu se ressemblent en apparence,
puisque tous deux suggèrent l’hypostase de la spécificité, ils
diffèrent cependant du point de vue essentiel et métaphysique. La
personne implique l’idée de référence et d’extase,
c’est-à-dire la relation (επι-κοινωνία, συμ-μετοχή),
alors que l’individu suggère l’individualisation et la
division. À La personne sied la relation et à l’individu la
fission. L’individualité est inhérente et «naturelle», alors
que la qualité de référence est acquise et «personnelle».
L’être humain naît comme un individu, mais devient une
personne. »
27
Une
analyse de la théologie de la personne est présentée au chapitre
du présent mémoire consacré au métropolite Jean de Pergame.
30
Christos
Yannaras, « Les droits de l’homme et l’Église
orthodoxe », « Et
s'ils sont pauvres encore présents, selon leurs moyens » :
mode d’emploi, éd.
Patakis, Athènes 2003, p.
286. (en grec.)
33
« …
Le système byzantin n’avait pas pour principal but de servir
l’intérêt des producteurs et des commerçants, mais d’aider
surtout le contrôle administratif de la vie économique, au profit
de l’État. » K.
Giannakopoulos, Orient
byzantin et Occident latin, trad.
K. Kyriazis, Estia, Athènes non daté, p. 66. (en grec.)
35
C.
Délikostantis, « Les droits de l’homme entre Lumières et
christianisme », Présence
Scientifique du Foyer de Théologiens de Halki (Επιστημονική
Παρουσία Εστίας Θεολόγων Χάλκης), vol.
V,
Athènes 2002, p. 72. (en grec.)
36
Les
thèses analysées et commentées ici sont tirées de :
http://orthodoxeurope.org/
site de la Représentation de l’Église orthodoxe russe près les
institutions européennes. Il s’agit d’articles, nouvelles et
communiqués, de la plume de l’ancien métropolite Cyrille de
Smolensk et Kaliningrad, aujourd’hui Patriarche de Moscou. Il y
expose la position de l’Église russe sur les droits de l’homme,
ainsi que des informations de l’Église russe sur la même
question. Pour des raisons d’économie et d’esthétique, je ne
donne la référence que des passages cités intégralement.
37
« Une
de ces idées fondatrices et positives du monde contemporain est la
conception des droits de l’homme. »
Métropolite Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Évangile
et la liberté, Les
valeurs de la Tradition dans la société laïque, éd. du Cerf,
Paris 2006, p. 178.
38
Le
patriarche Cyrille a présenté ces points de vue à plusieurs
occasions, alors qu’il était métropolite de Smolensk et
Kaliningrad. La forme développée ici peut être trouvée à
Europaica,
au site : http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
45
« L’affirmation,
que la dignité de l’homme est une valeur importante qui doit être
protégée par la société et l’État, est reconnue par la plus
grand partie des civilisations, y compris par les orthodoxes »,
op. cit.
p.
180.
51
« J’ai
cédé aux faits. Les évêques ont multiplié les exemples, ont
commencé à citer non seulement des personnes, mais également des
villes entières où les donatistes dominaient autrefois et où
l’orthodoxie règne aujourd’hui. Le plus remarquable sur ce plan
est ma ville dont les habitants étaient auparavant donatistes et
qui sous l’influence de l’empereur sont retournés à
l’orthodoxie ; ils ont maintenant une telle haine à l’égard
des donatistes qu’on peut à peine croire que cette ville fut
jadis celle des donatistes. » Idem.
52
« …
C’est l’idée de la papauté qui s’est développée en
Occident, conformément à laquelle l’homme demeurait dans le sein
de l’Église véritable s’il suivait en tout l’autorité
doctrinale de l’évêque de Rome »,
Ibidem
p.
182.
54
Métropolite
Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Évangile
et la liberté, op. cit. p.
182 :
« Les missions byzantines et ensuite russe en sont une bonne
illustration. Contrairement aux missions occidentales, elles ne
mirent jamais l’accent sur la force des armes, mais agissaient à
l’aide de la prédication et la persuasion. »
56
Il
écrit à ce propos : “Unity
is impossible without the free participation of the individual in
social life”,
http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
57
Métropolite
Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Évangile
et la liberté, op. cit., p.
183 :
« Le XVIe
siècle vit naître en Russie l’idée de l’application du
principe ecclésial de collégialité dans la sphère
sociopolitique. »
58
Il
écrit à ce propos :
“Personal
dignity develops […] in fraternal relations with other individuals
in which the priority of personal interests is rejected”,
http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
59
Métropolite
Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Évangile
et la liberté, op. cit. p.
184 :
« Au début du XVIIe
siècle Pierre Ier
opta pour l’absolutisation du pouvoir, alors bien répandue en
Occident. La démesure de ce pouvoir a provoqué la création d’un
État bureaucratique qui ne pouvait supporter aucune autre force à
ses côtés. Cela a abouti à la suppression du patriarcat, à la
transformation de l’Église en un instrument bureaucratique et à
la disparition des États généraux. Dans une perspective à court
terme ces réformes se sont révélées efficaces, mais en même
temps elles ont été à l’origine de la rupture croissante entre
l’autorité et le peuple. »
61
Le
métropolite Cyrille écrit : “For
the Orthodox worldview, the idea of conciliarity is an important
condition, along with freedom, for the development of personal
dignity”,
http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
62
Le
métropolite Cyrille écrit : “Russia’s
historical experience has shown that in realizing human dignity the
Orthodox worldview points to the importance of both individual
freedom and the conciliar principles in social life. Neglect of one
of these values leads to the disintegration of society and
personality, while making community absolute at the expense of
freedom leads to totalitarianism, while making individual freedom
absolute at the expense of conciliarity leads to the disintegration
of society and degradation of personality”,
http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
63
Article
29 : « L'individu
a des devoirs envers la communauté, dans laquelle seule, le libre
et plein développement de sa personnalité est possible »,
http://www.un.org/french/aboutun/dudh.htm#a29
64
Le
métropolite Cyrille écrit : “the
introduction of ethical principle into this political and
philosophical paradigm so important for modern international
relations”,
http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
65
Le
métropolite Cyrille écrit : “we
should not forget about measures aimed at consolidating conciliar
and moral principles without which no realization of individual
freedoms is possible”,
http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
Chapitre II
Courants
orthodoxes
Approches Nuancées
Comme nous l’avons vu, les droits de l’homme font
l’objet d’une critique virulente même de la part des dirigeants
de l’orthodoxie, tels le patriarche Cyrille de l’Église russe.
Or, on pourrait facilement supposer que l’Église orthodoxe
s’oppose aux droits de l’homme ou, du moins, que les croyants
orthodoxes n’en ont pas besoin, que leur vie et leur liberté sont
suffisamment garanties même sans ces droits. Qu’en est-il en
réalité ? Nous verrons plus loin les positions de cinq
personnalités de l’espace orthodoxe qui envisagent les droits de
l’homme sous une optique différente de celle examinée jusqu’à
présent. Les cinq écrivains théologiques aspirent au dialogue
fécond des droits de l’homme avec la théologie orthodoxe,
dialogue qui permettrait de dégager et conquérir les «véritables
droits». Autrement dit, obtenir une reconnaissance universelle,
effective surtout, de la valeur de l’être humain, valeur reconnue
en chaque personne humaine de la terre, sans égard à tout
qualificatif ou à telle ou telle caractéristique.
a) « Le
droit de l’amour » (Archevêque Anastase de Tirana
et de toute l’Albanie)
Orthodoxie et droits de l’homme 1
L’archevêque
Anastase d’Albanie commence sa réflexion sur les droits de l’homme
en posant la question centrale : « Qu’est-ce
l’être humain ? » La
réponse que les hommes donne à cette question joue un rôle
déterminant dans leur façon de comprendre les droits de l’homme.
Habituellement, ce sont les religions qui, au niveau social, donnent
ou ont donné dans le passé, la réponse à cette question.
Évidemment, la conscience religieuse et la foi n’ont pas cessé de
jouer un rôle très important dans la formation des conceptions sur
les droits de l’homme.
La problématique sur les droits de l’homme est plus
récente. Sa formulation est associée aux développements
historiques et aux reclassements survenus en Europe occidentale.
Toutefois, sur le fond de la question, la réflexion théologique
orthodoxe a fourni un matériel précieux susceptible d’aider le
mouvement des droits de l’homme à surmonter ses nombreuses
impasses et sa crise.
Examinant les Déclarations des Droits de l’Homme
existantes, l’archevêque d’Albanie remarque un certain manque de
rigueur dans le contenu de ces notions. Cette inconstance est
aggravée par le cumul d’un nombre sans cesse croissant de nouveaux
droits. En faisant une distinction tripartie des éléments présentés
dans ces déclarations, nous notons que les plus anciennes parlent de
liberté de l’individu, d’égalité entre les hommes et de
dignité humaine. Toutes les déclarations postérieures n’ont
cessé d’avoir pour base ces trois principes fondamentaux. Plus
tard, d’autres principes y ont été ajoutés : la liberté de
conscience, de pensée, de parole, de la presse, le droit de tous les
citoyens de participer aux fonctions publiques, l’inviolabilité de
la propriété, la sécurité personnelle, la séparation des
pouvoirs et la souveraineté populaire. Ils pourraient être résumés
comme des évolutions des droits politiques. Enfin, dans une
troisième étape, nous relevons la définition exhaustive des droits
économiques, sociaux et culturels de l’homme. Au départ des
droits de l’homme se trouve le besoin de protéger le citoyen
initialement contre le pouvoir discrétionnaire de l’État et, plus
tard, de l’arbitraire d’autres groupes et agents.
L’orthodoxie n’est
pas d’accord au même degré avec ce qu’on appelle les «droits
de l’homme», si et autant que cela concerne leur noyau
fondamental. Autrement dit, la liberté humaine, l’égalité entre
hommes et la dignité humaine, font l’objet d’une unanimité
spontanée. Pour d’autres en
revanche, elle ne prend pas position, laissant ouvert le
questionnement purement humain.
L’archevêque Anastase souligne une différence
d’optique entre la religion et les déclarations. Ces dernières,
en tant que documents socio-politiques, règlent ou cherchent à
régler la vie de l’homme comme être politique, dans le domaine du
pouvoir de César. Autrement dit, elles règlent les rapports de
l’individu avec l’État.
Aux antipodes,
l’orthodoxie, par le précepte évangélique : « Rendez
donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à
Dieu »2,
délimite précisément la sphère religieuse et la sphère étatique.
La foi chrétienne débute par Dieu et revient à Lui. Sur ce point3
réside la différence fondamentale de pensée entre l’archevêque
d’Albanie et le professeur Christos Yannaras examinée plus haut4.
Or, selon notre écrivain, l’orthodoxie n’a pas établi ni adopté
de système sociopolitique, comme l’islam, ni porté en absolu les
institutions formées au cours de l’histoire. Elle a cherché, elle
cherche chaque fois, à les intégrer dans le contexte de la vie en
Christ et en l’Esprit saint.
La religion et les déclarations ont des moyens et des
objectifs différents. Le message chrétien s’adresse à la
réflexion, au cœur et à la conscience de l’humanité, ayant
comme seules « armes » la persuasion et la foi. En
revanche, les déclarations cherchent à imposer leurs thèses dans
une certaine forme de coercition juridique et politique. Elles
soulignent et exigent que les hommes se conforment extérieurement à
leurs prescriptions, qu’ils leur soient inféodés. Contrairement à
cette attitude, l’Évangile insiste sur le consensus intérieur, la
renaissance spirituelle et la transfiguration de l’humanité,
au-delà de toute forme de contrainte externe. Les êtres humains
acceptent ou rejettent librement et volontairement le message
évangélique.
Toute approche orthodoxe des droits de l’homme doit
prendre en considération ces différences de perspective
fondamentales entre la religion et les déclarations.
Un autre point sur
lequel Anastase d’Albanie s’attarde concerne la citation
spontanée de la Magna Carta
et de l’acquis de la Révolution française de 1789, comme étant à
l’origine des droits de l’homme. Sans doute, ces deux moments
ont-ils apporté des changements radicaux dans l’histoire d’Europe
occidentale. Il faut toutefois signaler qu’aucun des deux n’a été
une lutte pour l’homme en tant qu’humain. Promulguée par le roi
Jean d’Angleterre en 1215, la célèbre Magna
Carta « n’était
pas une victoire pour la reconnaissance des droits du peuple »,
mais
c’était « une
réussite des nobles pour garantir leurs droits vis-à-vis du pouvoir
royal »5.
La même
remarque vaut concernant la Déclaration des Droits de l’Homme et
du Citoyen de 1789. Bien que ses articles soient généralement
considérés « exprimer des vérités
universelles, mondiales, ils reflètent au fond les intérêts de la
bourgeoisie, dont les représentants les ont élaborés. D’où
l’accent mis sur le droit de propriété comme droit inaliénable
(…) et l’effort de donner la possibilité à la classe moyenne
d’accéder à des postes clés »6.
Certes, ces
remarques n’ont pas pour but de réfuter l’importance que ces
deux documents fondamentaux revêtent pour l’évolution ultérieure
de l’histoire humaine.
L’origine des droits
de l’homme est nettement plus ancienne que les susdits documents,
associée aux convictions religieuses et aux préceptes fondamentaux
de grandes religions. « … le monde
occidental doit sans doute beaucoup à l’Évangile, alors que le
développement de ces semences a été facilité par le climat de
quête créé par la pensée grecque durant la Renaissance »7.
Selon Anastase
d’Albanie, les textes des droits de l’homme « présupposent
un héritage chrétien »8,
puisqu’ils
impliquent une tradition d’autocritique et de résipiscence.
L’édifice entier des
droits de l’homme est fondé sur le droit naturel, allant même
jusqu’à l’extrême qui consiste à diviniser la raison humaine.
L’orthodoxie accepte l’existence du droit naturel9.
Elle se garde toutefois d’absolutiser ou d’émanciper les
institutions naturelles qu’elle cherche à placer dans le contexte
idéologique élargi de la doctrine sur l’homme et son salut10.
Où la réflexion chrétienne doit-elle donc
intervenir ? La question est simple : les droits de l’homme
sont-ils simplement et uniquement un effet de sa rationalité ou
sont-ils inhérents à sa personnalité ?
D’emblée,
l’idéologie des Déclarations peut être diversement interprétée.
L’homme y est présenté comme un être autonome qui, à lui seul,
peut se développer par son intellect et ses forces intérieures.
Cela semble assez simpliste, étant « basé sur une
anthropologie indifférente aux paramètres composant le mystère de
l’homme »11.
Les événements tragiques du XXe
siècle, avec deux guerres mondiales et des hécatombes de victimes,
ont montré qu’il était naïf de surestimer la raison présentée
comme un « substitut de la foi en Dieu »12.
L’histoire de la
civilisation occidentale se complaît dans l’«exagération» des
absolutisations : de l’absolutisation de la foi en Dieu, elle
est passée à celle de la raison et, delà, au despotisme de
l’irrationnel, de l’absurde13.
L’optimisme béat vis-à-vis des droits de l’homme et de la
nature humaine a progressivement cédé la place à la déception,
car tout un chacun parle des droits de l’homme et tout un chacun
les viole. Car, en parlant des droits de l’homme, chacun séparément
parle principalement de soi, excluant ou négligeant toute autre
optique. Selon la conception chrétienne, il existe une antinomie
inhérente à la nature humaine dont un précepte fondamental demeure
la tragédie du péché humain et la possibilité de la surmonter14.
Cette façon exclusive
de souligner les revendications comme étant les droits par
excellence de l’homme, sans jamais parler d’obligations ni de
responsabilités, rend ceux-ci partiaux. Il est impossible de
revendiquer seulement des droits. Nous devons aussi assumer nos
responsabilités pour chacun de nos actes15,
sinon nous serons menés, si ce n’est déjà fait, à un
individualisme malsain. Pour Anastase d’Albanie, il est impératif
de concilier les droits individuels et sociaux, de sorte que le «Toi»
transcende le «Moi», selon la parole évangélique : « Tu
aimeras ton prochain comme toi-même »16.
Le sens de
responsabilité demeure une composante essentielle de la dignité
humaine, puisque, selon Mahatma Gandhi, tous les droits dont nous
sommes dignes de jouir et de préserver proviennent d’obligations
que nous avons remplies17.
Dans son préambule, la
déclaration universelle des droits de l’homme semble élargir la
portée du concept de personnalité humaine. En parlant de foi aux
droits fondamentaux de l’être humain18,
elle déborde ainsi les cadres juridiques stricts. Il est cependant
manifeste que des termes, tels que, éthique, société démocratique
et personnalité, demeurent vagues. Certes, nous comprenons l’effort
de ceux qui ont élaboré le texte de présenter un document
susceptible de faire l’objet du plus large consensus possible. Cela
n’exclut pas le fait que « la
Déclaration universelle semble vague du point de vue
anthropologique »19.
Malheureusement, les
déclarations sont confinées, en règle générale, dans des cadres
et des formules légalistes, alors « qu’elles
expriment un espoir, en même temps qu’une crise »20.
Selon l’archevêque
d’Albanie, la disparité d’opinions idéologiques de notre temps
ne favorise pas un certain consensus religieux ou philosophique. Dans
cette foule d’opinions, l’orthodoxie doit prendre position. En
soi, ces déclarations ne garantissent pas la dignité de l’humain,
n’étant pas en mesure de le garder de son pire ennemi, son propre
égocentrisme. Ceux qui pensent qu’il suffit d’accepter des
documents pour que le monde devienne meilleur, vivent dans
l’illusion. Dans notre société pluraliste, une base commune de
consensus semble nécessaire. Toutefois, les concessions que ce
processus implique risquent d’entamer la vérité universelle sur
le mystère de l’homme. Ici, entre en ligne de compte l’« actualité
de la religion »21.
Axé sur cette
actualité, Anastase d’Albanie résume l’anthropologie
orthodoxe22,
pour mobiliser et susciter notre réflexion sur les droits de
l’homme.
Premièrement, la
création de l’homme «à l’image»
de Dieu est le fondement de l’anthropologie chrétienne. « Toute
l’humanité a été engendrée par le couple humain créé par
Dieu. Par conséquent, tous les êtres humains, indépendamment de
race, couleur, langue, éducation, sont dotés de la dignité de leur
origine divine »23.
Deuxièmement, Dieu est
Père de l’humanité. À l’instar de tout père, Dieu aime ses
enfants. En outre, puisque tous les humains sont enfants du même
père, ils sont frères entre eux. « …
Toute l’humanité (…) est une grande, indivisible unité dont le
Dieu trinitaire vivant est le centre fondamental d’existence »24.
Troisièmement,
l’existence humaine a pour but d’engager, avec la grâce de Dieu,
les facultés dont elle a été divinement dotée et de tendre à la
«ressemblance» ; ce
qui présuppose de vivre en harmonie avec toutes les créatures et
toute la création, dans l’amour désintéressé, suivant le modèle
de la Sainte Trinité.
Tous les humains
partagent le même sentiment de culpabilité, celle du péché
originel. L’être humain reste attaché à son Ego individuel,
renie l’amour de Dieu et demande à accéder suivant ses propres
critères à sa «divinisation»,
c’est-à-dire à son apothéose. Dieu a créé l’humain libre, au
point de pouvoir même refuser l’amour de son créateur et père.
Toutefois, l’humain « continue de
garder (…) l’héritage de son origine divine » et
la « nostalgie du paradis »25.
L’incarnation, enfin,
du Fils et Verbe de Dieu, dont l’annonce constitue le noyau de la
révélation chrétienne, donne à la personne humaine une nouvelle
destination de «communion»
avec le Dieu trinitaire et ses semblables – tous images de Dieu.
Comme j’ai dit plus haut, la pensée orthodoxe
souscrit spontanément aux droits fondamentaux de l’homme.
Toutefois, l’optique de la réflexion orthodoxe diffère pour
chacun d’eux.
Pour la pensée orthodoxe, la dignité humaine
est le corollaire du caractère sacré de l’humain, puisque
celui-ci est une créature du Dieu personnel. Cette idée est très
loin de l’optique de la modernité qui associe la dignité au mode
de vie bourgeois de l’être humain, à ses acquisitions et à sa
fierté. L’attitude orthodoxe aide à prendre conscience de la
grandeur humaine, tout en sachant ses limites. Les modèles de cette
optique sont les milliers de saints qui sont même allés jusqu’à
sacrifier leur droit suprême, le droit à la vie, pour leur liberté
intérieure et l’amour.
Or, Dieu a créé
l’homme libre. Liberté26
ne signifie pas toutefois licence, mais sens de responsabilité qui,
bien entendu, est intimement associée à la dignité. La liberté de
l’être humain est délimitée par les commandements divins.
« Dieu, au commencement, créa
l’homme et le laissa libre et maître de ses volontés (…) à la
réserve d’une défense qu’il lui fit (…) attachée à
l’observance d’un seul commandement »27,
nous enseigne saint Grégoire le Théologien.
L’égalité
des êtres humains est fondée sur la parole paulinienne : « Il
n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe,
esclave, homme libre, mais Christ : il est tout et en tous »28.
Autrement dit, grâce à la Résurrection du Christ Sauveur, toute la
race humaine est élevée, toute l’humanité sans exception.
Dans la pratique
liturgique de l’Église, « tous
(…) sont égaux devant Dieu et en Sa présence, chacun possède la
même valeur »29.
La grande contribution
de l’orthodoxie, qui apparaît comme un besoin impératif pour les
droits de l’homme, est l’Amour,
ce très puissant «droit de l’homme»,
que Dieu lui-même lui a donné. Aimer et être aimé, car ce n’est
alors qu’il est accompli comme existence. La réalisation de la
dignité humaine présuppose l’Amour de Dieu envers l’humain,
l’amour de l’homme envers Dieu et, donc, l’amour des êtres
humains envers leurs semblables. Ce n’est que si nous voyons autrui
comme créature de Dieu, Son image, et comme frère, que nous
respectons sa dignité. L’amour implique la liberté. Il n’est
pas conditionné par les convictions de l’autre et ne laisse rien
entraver son initiative.
Certes, dans les sociétés contemporaines laïques,
nombreux sont ceux qui n’acceptent pas les affirmations ci-dessus.
Nous devons leur témoigner du respect, puisqu’ils sont libres de
croire ce qu’ils veulent. Tout être humain est égal à l’autre
et possède les droits inhérents à la nature humaine qui, pour la
tradition orthodoxe, porte la marque indélébile de l’image
divine.
Les droits de l’homme dans l’histoire de l’Église
orthodoxe
Examinant l’état actuel des droits de l’homme chez
les orthodoxes, Anastase d’Albanie procède à une rapide
rétrospective de l’histoire de l’Église orthodoxe, en cherchant
comment les croyants, à chaque époque, ont envisagé les droits
fondamentaux de l’homme.
Les chrétiens des
premiers siècles vivaient en marge de l’appareil de l’État et
de la société. Ils n’avaient dès lors, aucune possibilité
d’influencer les rapports entre l’État et le citoyen. Cette
situation s’est aggravée, durant la période de dures persécutions
commises contre eux. Ces premières communautés soulignaient la
valeur de l’être humain et ses «droits»30,
alors que nous pouvons considérer leur martyre comme un effort
tangible de défendre ces «droits».
Depuis Théodose le Grand, les choses changent et le
christianisme devient religion officielle de l’État. Dans les
écrits des Pères et des docteurs de l’Église, nous pouvons
déceler certains des éléments qui, plus tard, constitueront le
corps des Droits de l’homme : la valeur, la liberté et
l’égalité des êtres humains. Les dirigeants ecclésiastiques ne
disposent pas de pouvoir politique. Ils exercent cependant une grande
influence et jouent un rôle catalyseur dans la formation de la
conscience du peuple fidèle, en préservant inaltérable
l’enseignement de l’Évangile. Le pouvoir politique a cependant
utilisé l’orthodoxie comme lien de cohésion des innombrables
habitants du vaste empire. En imposant la foi orthodoxe comme la
seule vraie sur tout le territoire, cet effort d’unité a sacrifié
la liberté religieuse, ne se montrant quelque peu tolérant que
vis-à-vis du judaïsme.
À partir de 1461, date à laquelle disparaissent les
derniers États libres des Byzantins, l’orthodoxie passe sous la
domination opprimante d’un occupant de religion différente. Tout
en continuant à exposer tout ce qui, plus tard, servira de base aux
droits de l’homme, l’Église joue le rôle de défenseur et de
consolateur des orthodoxes asservis. Les Turcs ottomans méprisent la
personnalité des asservis, confisquent leurs biens, les humilient,
les accablent d’impôts, enlèvent et islamisent de force leurs
enfants robustes. Dans cette situation inhumaine, le clergé
orthodoxe se tient aux côtés du peuple dans sa lutte pour survivre
et préserver son identité.
À partir de 1821, date
à laquelle, les populations orthodoxes balkaniques commencent à se
libérer du joug turc, de nouveaux petits États commencent à se
créer, après plusieurs siècles d’interruption, avec des
populations purement orthodoxes. Ces peuples se montrent spontanément
respectueux des droits de l’homme, dans leur majorité. Un des
Pères et des figures de proue idéologiques de la Révolution
grecque31,
Rigas
Feraios
Velestinlis32,
écrit à propos des « droits
sacrés et purs dont le peuple a été divinement gratifié ».
Il
s’agit de : « premièrement,
être, tous, égaux et non pas l’un inférieur à l’autre.
Deuxièmement, être libres et non pas esclave l’un de l’autre.
Troisièmement, être sûrs de notre vie : que nul ne puisse
nous la ravir injustement et à sa guise. Quatrièmement, que nul ne
puisse toucher aux biens que chacun possède, mais qui nous
appartiennent, à nous et à nos héritiers. »
« Tous, dis-je, Chrétiens
et Turcs, sans aucune différence de religion », puisque
« tous les hommes (…)
conformément à la raison naturelle, sont égaux »,
poursuit-il.
« Votées par un peuple orthodoxe compact »,
les
constitutions de l’État grec nouvellement créé « soulignent
les droits de l’homme et proclament la foi dans les principes
d’égalité et de liberté ».
De fait, « les orthodoxes sont
animés des sentiments libéraux qui n’ont pas été altérés par
la dure expérience des persécutions et des répressions subies »33.
Toutefois, les
populations orthodoxes ont traversé une période difficile, celle du
communisme. Les régimes communistes ont opprimé la liberté
religieuse dans la pratique, alors que, dans certains cas, le droit
d’exprimer la foi religieuse a été aboli par prescription
constitutionnelle !34
Dans ce climat négatif, l’Église orthodoxe a réussi à maintenir
vivante la conviction dans l’égalité, la dignité et la liberté
des hommes. Les dirigeants religieux ont été des promoteurs dans
les luttes destinées à garantir ces droits.
Au XXe
siècle, l’Église orthodoxe participe activement aux travaux du
Conseil œcuménique des Eglises35,
cosignataire, entre autres, des textes qui parlent de l’importance
suprême de la liberté
religieuse.
Anastase d’Albanie
voit dans les fermentations et quêtes contemporaines, une occasion
pour les orthodoxes d’approfondir davantage les sources. Or, toute
crise est un défi. En redéfinissant son témoignage, l’Église
orthodoxe peut jouer un rôle critique dans le monde contemporain,
qui devrait commencer par une autocritique36.
D’ailleurs, pour ce faire, elle dispose de sa doctrine, de sa
longue expérience de foi et, surtout, de sa vie liturgique. Tout
cela peut être une source d’inspiration pour ses membres de
reconsidérer leurs positions et se repentir, devenant ainsi des
facteurs de justice, de paix et d’amour. La foi orthodoxe exerce
une profonde influence sur la conscience humaine concernant la
liberté, la dignité, la fraternité et les autres droits de
l’homme, principes fondamentaux qui sont le corollaire de ces
idéaux37.
L’archevêque
Anastase pense qu’il est nécessaire de donner une réponse
métaphysique à la question sur la substance de l’existence
humaine. La personne humaine, telle qu’elle figure dans le
préambule et l’article 29 de la Déclaration universelle des
Droits de l’homme, est le résultat des fermentations
socio-politiques de l’histoire d’Europe occidentale. N’oublions
pas qu’en 1789, c’est l’individualisme de la bourgeoisie qui a
cherché à former tous les domaines de la vie sociale. Cela a eu
pour résultat de renforcer les fonctions policières de l’État
(État-gendarme), et de réprimer les revendications et exigences
populaires. Cette tendance a été favorisée par le libéralisme
philosophique qui, à son tour, a conduit à un formalisme à
outrance. Tout cela a eu pour résultat de séparer droit et éthique,
société et État. « Le principe
moral
d’autonomie semblait (…) ignorer
l’être humain profond et les problèmes essentiels de l’existence
humaine »38.
L’idéologie libérale individualiste parlait de «personnalité»,
pour
limiter simplement les ingérences de l’État, « partant
du principe que chaque individu est libre de faire tout ce qu’il
n’est pas interdit par la loi et que l’État n’est obligé
d’exécuter que ce dont le droit le charge explicitement »39.
De la crise du XXe siècle l’idée de
personnalité émerge à nouveau, comme principe directeur des autres
principes partiels, préconisés par la politique, l’économie,
l’éthique et le droit. Au siècle passé, l’homme a été
opprimé par deux formes d’organisation de la société : la
mentalité capitaliste de l’Occident et les régimes totalitaires.
La première a donné naissance à l’individualisme agnostique ;
les seconds ont mené à la massification.
La personne ne saurait
être conçue indépendamment de la foi chrétienne – comme
certains penseurs l’auraient voulu –, puisqu’elle a été
formée par la pensée théologique des Pères grecs. Le «à
l’image et à la ressemblance» concerne
l’être humain comme personne et non pas comme individu.
La notion de communion
suggère clairement l’idée que « les
droits de tout homme sont indissociables de ceux des autres êtres
humains »40.
Il faut « participer activement aux
moments de crise qui surviennent dans l’existence de son semblable,
le soutenir, de tout cœur, dans son développement »41.
C’est ici qu’entre magistralement en jeu la compréhension
chrétienne de l’Amour. Je cite intégralement la merveilleuse
métaphore utilisée par Anastase d’Albanie pour décrire l’Amour :
« C’est le seul qui puisse
transformer la société, d’un ensemble de grains de sable où
chacun reste fermé et indifférent à son prochain, en un ensemble
organique de cellules, où l’un contribue au développement de
l’autre »42.
Tout être humain a le droit d’être aimé et d’aimer. « …
Pour devenir vraiment libre, il faut aimer »43.
Dans la doctrine de l’Église sur la Trinité, la personne et la
communion sont associées et harmonisées.
Aujourd’hui, signale
Anastase d’Albanie, le culte voué aux droits de l’homme va
jusqu’à en faire des idoles. C’est pour cela que la pensée
orthodoxe doit souligner « le droit
de l’homme de sacrifier volontairement même ses «droits» à
l’amour »44.
« L’amour est donc le plein
accomplissement de la loi »45.
Tout cela ne réfute en rien l’importance bien connue
des déclarations. Ce n’est un secret pour personne, l’hypocrisie
internationale autour des droits de l’homme et leur violation
systématique par des États et d’autres agents.
Pour Anastase
d’Albanie, le grand problème est de savoir comment les
Déclarations vont-elles s’intégrer dans la vie quotidienne des
humains, comment deviendront-elles un vécu. La racine du mal réside
dans l’égoïsme humain. « Dès
lors, la conscience et la cohérence personnelle de chacun ont une
énorme importance dans le respect des droits d’autrui »46.
L’intellect par lui-même ne peut fournir toutes les réponses. Il
faut continuellement
purifier son cœur.
Ici, le rôle primordial est joué par la culture d’une conscience
religieuse saine. Ce n’est qu’en développant le sens de
responsabilité personnelle que chacun pourra résister à la
tentation de violer les droits de l’homme.
La tradition orthodoxe
aspire surtout à la liberté intérieure, condition au développement
intégral de la personnalité. Elle recommande donc la modération,
l’«ascèse», la limitation des besoins, le jeûne, etc. La
personne « a besoin d’être
protégée de son amour-propre, la menace que son propre «ego»
représente »47.
Autrement dit, au fond, nos droits sont principalement menacés par
notre propre arbitraire. « La libre
acceptation de la croix, et non pas la croisade, est la force et la
méthode pour développer l’égalité et la fraternité
universelle »48.
Le modèle de l’homme
ne doit pas être le bourgeois nanti, mais le saint et le martyr,
sans pour autant que cela signifie qu’il faille ignorer notre
condition somatique. Il ne fait pas de doute que nul ne peut imposer
à autrui un tel mode de vie. C’est une expression de liberté
personnelle, puisque « ce qui fait
«ressembler» l’homme à Dieu est l’amour dans la liberté »49.
Aucune contrainte extérieure ne peut forcer cette liberté
intérieure.
Les remarques ci-dessus
n’entendent pas entamer la valeur des droits de l’homme, mais
montrer l’optique orthodoxe sur l’homme qui « surpasse
en force et en souffle l’horizon »50
de ces droits.
Les droits de l’homme sont toujours envisagés en fonction de ceux
instaurés par le Dieu d’amour ; Lui qui, à l’intention de
l’homme, a établi institutions, obligations et principes, terrain
fertile permettant aux droits humanitaires de s’épanouir.
De même, la circonspection et l’ascèse dans la
doctrine orthodoxe suggèrent l’intégration organique de l’être
humain dans un contexte plus vaste. Au-delà de ses semblables,
l’homme doit aussi prendre en considération la nature autour de
lui. Ne pas la détruire, soucieux des générations futures qui
possèdent des droits, bien qu’elles ne soient pas encore nées.
Du point de vue orthodoxe, le droit suprême de l’homme
est la possibilité de divinisation, la victoire sur sa propre
condition de péché.
Anastase d’Albanie
croit que la tradition orthodoxe possède les mécanismes qui
empêcheraient les Déclarations de rester de simples documents
juridiques, sans portée pratique. D’ailleurs, aucune déclaration
ne peut être exhaustive, étant animée par l’esprit et les
besoins de chaque époque. Pour nous, c’est pourtant une raison
supplémentaire d’être vigilants et de lutter, à chaque instant,
en faveur des droits de l’homme. Les Églises doivent être « des
centres d’inspiration éthique et spirituelle, des centres de
formation de personnalités, des ateliers d’amour désintéressé,
un lieu (…) où la vie humaine est érigée (…) au rang de la
«communion de personnes», selon le modèle (…) de la Sainte
Trinité »51.
L’orthodoxie accepte tout être humain tel qu’il
est, respectueuse de sa liberté. Elle n’exige pas d’autrui
d’adhérer à son dogme, quelle qu’en soit sa tradition, sa
religion ou son idéologie aussi différente soit-elle. Cette
ouverture d’esprit peut servir de base à un débat destiné à
analyser et élargir les droits de l’homme, et cela à deux fins :
promouvoir substantiellement leur acceptation universelle tant
désirée et faire en sorte que ces droits deviennent un vécu pour
tous les hommes de la terre.
b)
La théologie de la personne (Prof.
Jean Zizioulas, métropolite de Pergame)
Dans cette partie
du mémoire, il sera question d’un écrivain ecclésiastique
contemporain, le métropolite Jean de Pergame. Au chapitre concernant
les thèses du professeur Christos Yannaras, nous avons dit qu’un
des griefs faits aux droits de l’homme est que ceux-ci aient été
réduits en de simples revendications de l’individu. À l’idée
de l’individu qui souligne son « moi » et qui se
réalise dans ce « moi », la théologie orthodoxe avance
la contre-proposition suivante : la notion de la personne,
qui se réalise moyennant ses relations avec les autres personnes. Le
métropolite de Pergame insiste sur cette notion. Il considère
qu’elle peut défendre et accomplir tout être humain comme entité,
moyennant le présupposé des relations. En revanche, l’individu,
unique mais seul aussi, perçoit les gens autour de lui comme une
menace potentielle pesant sur son moi.
La personne est
une notion occupant une place centrale dans la doctrine orthodoxe. La
théologie patristique était celle qui, la première, a donné à la
«personne» son sens ontologique absolu52.
Dans le monde gréco-romain, les notions «visage, face» et
«persona»53
signifiaient littéralement le masque porté par les acteurs dans les
compétitions de drame (théâtre) et, métaphoriquement, le rôle
joué par tout être humain dans la société. Grâce à la doctrine
trinitaire chrétienne, le terme «personne» a revêtu une
signification suprême, avec la formule de Tertullien et des Pères
cappadociens, c’est-à-dire que Dieu est « une substance
en trois personnes »54.
Il est ainsi appliqué à Dieu lui-même. « Par conséquent,
rien n’est plus sacré que d’être une personne. Le respect à la
personne est respect envers Dieu »55.
La personne et l’évolution de la notion dans la culture occidentale
Selon
le métropolite de Pergame, dans la philosophie occidentale et,
partant dans la culture occidentale, la personne est une notion
informée sous l’influence de saint Augustin. Conformément à la
doctrine augustinienne, la personne est « cet
être qui est conscient de lui et de son environnement, et qui se
définit vis-à-vis des autres »56.
Selon Panayotis Canellopoulos, Augustin57
est l’écrivain ayant enseigné à l’occidental de se plonger en
soi, y repérer les parties obscures et ne pas se presser de les
éclairer pleinement, comme le ferait le Grec de l’Antiquité58.
« De
cette introversion prend naissance la notion du sujet. C’est l’ego
qui raisonne et ressent59,
et qui agit en se distinguant et en s’opposant à ‘autrui’ ou
aux ‘autres’, qui sont pour lui un objet, un rival potentiel, un
ennemi potentiel de sa liberté »60.
Le « moi » s’émancipe, acquiert ses propres lois et sa
complétude. Il s’oppose à autrui, au semblable, au monde ou à la
nature. En tant qu’individu, l’humain cherche les réponses en
lui, dans la psychologie, le mysticisme. Il ne s’intéresse qu’à
son «ego», ignore le «toi» et «autrui» ou rivalise avec eux.
Les droits de l’homme ne peuvent pas être appliqués à tous les
humains sans exception. Comment en serait-il autrement, si chaque
individu revendique des droits pour son «moi», alors qu’il se
désintéresse du «toi», d’autrui, c’est-à-dire son semblable
et la nature, voire qu’il les combat ? Selon le métropolite
de Pergame, il y a une issue à cette impasse : la théologie
orthodoxe de la personne.
En
Orient orthodoxe, la notion de la personne a évolué en suivant un
parcours différent. La théologie orthodoxe définit la personne
comme une identité qui prend sa source dans une relation
avec autrui61.
« Dieu
lui-même est le modèle de la personne […] que l’homme est
appelé à imiter »62 ;
Dieu, comme amour qui, moyennant la relation, permet à «autrui»
d’exister dans la liberté, qui plus est de se réaliser et de
s’accomplir comme altérité.
Les
relations entre personnes/humains ont pour modèle les relations des
Personnes dans la sainte Trinité, puisque les noms des Trois
Personnes – Père, Fils et Esprit – désignent des relations. Il
ne peut exister de père sans fils ni de fils sans père. « Une
personne est égale à nulle personne. La personne
[…] se
définit par rapport à l’autre. Au fur et à mesure qu’elle s’en
sépare et s’isole, elle est de moins en moins une personne pour
devenir individu »63.
Ainsi, la personne conçoit sa liberté comme faculté d’entrer en
communion avec autrui, en transcendant son moi ; contrairement à
l’individu qui conçoit cette liberté comme la faculté de poser
des limites autour de lui64.
Cela a pour résultat que l’individu cherche à se confirmer
soi-même, alors que la personne confirme son existence et son
altérité moyennant autrui. « …
Sans le toi, qui confirme l’existence du moi, le moi n’a pas de
sens, il s’anéantit, il cesse d’exister. Ainsi, alors que
l’individu est menacé d’anéantissement lorsqu’il s’unit à
d’autres individus, […]
la
personne ne risque de s’anéantir que lorsqu’elle cesse d’être
unie à d’autres personnes » ; personnes
qui « affirment
son être comme ‘autrui’, comme hypostase »65.
La
personne prend sa source dans la relation
avec
l’autre, alors que la liberté
est
identique à l’amour.
« Plus
on aime, plus on est libre »66.
La liberté est, avant tout, considérée comme « une
émancipation par rapport aux limites du ‘moi’, et non pas comme
une prise de conscience des limites et de l’autonomie du ‘moi’ »67.
Comme personne, l’être humain procède hors de soi68,
pour s’unir au «toi» et à «nous». Saint Maxime le Confesseur
appelle cela «relation d’amour». L’altérité et l’identité
absolue de la personne émergent de cette relation. « Toute
introversion, ‘tout repli sur soi’, menace la personne, son
altérité et sa liberté, au-lieu de la nourrir »69.
Toute
personne prend conscience de son altérité hypostatique, grâce à
la confirmation libre de son altérité par une autre personne. C’est
précisément ce qui se passe aussi dans les relations des Personnes
de la sainte Trinité. Le Père n’a jamais existé sans le Fils. La
relation ontologique entre ces deux Personnes détermine l’altérité
de l’une comme de l’autre, c’est-à-dire sa liberté
ontologique, sa liberté d’être qui elle est, et non pas une
autre. La Personne du Père cesse d’exister si Sa relation au Fils
cesse. C’est pour cette raison que le Fils est qualifié de
«vérité» du Père70.
Or, lorsque les
droits humanitaires priment l’individu et la défense de ses
droits, ils donnent priorité à la partie – l’«ego» de
chaque individu. Cela se fait souvent au détriment de l’ensemble
– le «nous», c’est-à-dire la communauté des personnes.
L’humain lutte pour défendre ses propres droits et ceux de son
environnement immédiat, familial et professionnel, se montrant
indifférent aux droits des autres humains. Néanmoins, les droits de
l’homme doivent être universels, susceptibles de défendre la
dignité et la liberté de tout être humain, indépendamment de
toute circonstance, origine ou conflit d’intérêts individuels.
Autrement dit, ils doivent défendre les droits de l’ensemble et
non de la partie aux dépens de l’ensemble.
« Le
développement exclusif des sciences et de la technologie sans point
d’appui spirituel et moral conduit à des routes dangereuses.
L’Orthodoxie soutient l’importance et la priorité de la personne
sur l’individu ; à travers le culte eucharistique et la
tradition ascétique, elle invite aussi l’homme à développer une
attitude de communion, tant envers Dieu qu’avec les autres hommes
et la nature. Telle est la quintessence du message de l’Orthodoxie
aujourd’hui »71.
Allant dans ce sens, la théologie de la personne met en relief les
relations des personnes. Contrairement aux individus, les personnes
ne cherchent pas simplement à régler les conditions de coexistence
– obligatoire –, ni à édicter des canons qui
défendent l’individu contre la «menace» des autres individus. La
communauté des personnes « constitue
une unité qui se dégage de la libre relation des personnes. Cette
relation non seulement respecte, mais aussi relève l’altérité,
c’est-à-dire l’absolue unicité de toute personne »72.
Autrement dit, la théologie de la personne peut faire sortir les
droits de l’homme de l’impasse que constitue leur réduction
individuelle. L’homme peut sortir de cette impasse qui consiste à
se définir soi-même. Il peut se tourner vers une société où tous
les êtres se définiront l’un l’autre grâce à leur relation
mutuelle73.
Or, la
contribution de l’orthodoxie aux droits de l’homme peut être la
personne, telle que cette notion est comprise dans la doctrine
orthodoxe. Lorsque le droit de l’homme est réduit en un droit
individuel, il risque de perdre son sens premier. Les droits de
l’homme se réfèrent à l’Homme, à tout être humain. Lorsque
cependant, ils sont réduits en simples revendications individuelles,
ils deviennent automatiquement prérogative d’un groupe et non pas
de l’humanité tout entière. Cela, étant donné que seuls ce qui
ont accès à des institutions et à des agents exécutifs pourront
voir leurs demandes satisfaites, et «obtenir» leurs droits. De la
sorte, apparaissent nécessairement des êtres humains «à deux
vitesses» : ceux qui peuvent jouir des droits et revendiquer
leurs droits, et ceux qui, par la force des choses, ne le peuvent
pas. On comprend que ce risque n’est pas seulement théorique.
Certes,
ce que le métropolite de Pergame propose n’est nullement facile.
Théoriquement, il peut y avoir un consensus universel en faveur de
l’idée de la personne, vis-à-vis de celle de l’individu. Pour
prendre cependant conscience de la différence qualitative entre les
deux notions, il faut réorienter toute notre vie dans cette
direction. La théologie orthodoxe de la personne peut imprimer à
l’humanité un nouvel élan, la faire sortir du piège de
l’individualisme à outrance dans lequel elle est depuis longtemps
tombée. Pour appliquer ce principe, il faut donner priorité à la
personne réalisée et accomplie dans ses relations, à l’intérieur
et à l’extérieur de l’orthodoxie. Or, malheureusement, la
réussite et le bonheur personnels sont considérés en tant que
principe souverain posé comme unique but de la vie. En montrant
l’exemple74,
les Églises orthodoxes à travers le monde peuvent-elles et
doivent-elles proposer une alternative dans l’approche de la vie.
Elles peuvent montrer à l’homme contemporain un chemin différent
pour qu’il sorte des impasses auxquelles les conceptions
individualistes le mènent. Autrement dit, selon Jean de Pergame, les
impasses créées par les droits de l’homme imposent de substituer
le «droit de la personne»75
à la notion des droits de l’«individu». « La
pluralité et l’unicité de tout être humain séparément »76
seront ainsi plus efficacement défendues. Bien entendu, cela ne
signifie pas la compression de l’individu, puisque la communauté a
l’individu/personne comme présupposé. N’oublions pas,
d’ailleurs, que l’affirmation de l’individu77
est une dimension fondamentale de la notion de personne.
Pour réaliser
tout cela, il faut oser engager le dialogue, d’abord au sein de
l’orthodoxie, ensuite, avec toute religion et système
philosophique. Il faut surmonter la crainte d’entrer en contact
avec ce qui est différent et la politique d’autruche, son
corollaire. Le dialogue n’a jamais été préjudiciable aux
partenaires, surtout lorsque ce dialogue a pour but de préserver la
dignité de l’Homme lui-même.
1
Les
points de vue de l’archevêque Anastase sont puisés dans son
livre Universalité
et Orthodoxie, Akritas,
Néa Smyrni 20045,
dont un chapitre intitulé Orthodoxie
et Droits de l’Homme est
consacré à la question.
(p.
65-106, en grec.)
4
Le
professeur Yannaras voit l’orthodoxie comme un exemple culturel de
l’empire byzantin. Contrairement à lui, Anastase d’Albanie
exprime la conviction que l’orthodoxie a renoncé à la politique
et au pouvoir, se contentant d’exercer son influence spirituelle
et interne sur ses croyants. Voir, plus analytiquement :
Anastase, archevêque de Tirana et de toute l’Albanie,
Universalité
et Orthodoxie, op. cit.
p. 86-88.
10
D.
I. Eurygéni, « Droits de l’homme, droit positif, droit
naturel », Arménopoulos,
1967, p. 3-11. (en grec.)
15
Mahatma
Gandhi, Les
droits de l’homme, recueil de textes, Euthyni,
Athènes 1977, p. 29, en grec :
« J’ai appris de ma mère illettrée, mais fort sage, que
tous les droits dont nous sommes dignes de jouir et de préserver
proviennent d’obligations que nous avons remplies. Or, même
s’agissant du droit à la vie, il ne nous appartient que lorsque
nous faisons notre devoir en tant que citoyens du monde. »
22
Dans
la civilisation occidentale, c’est la foi en l’esprit humain,
intellect et volonté, qui a prédominé, alors que dans notre
Orient, ce sont la liberté et l’amour, calqués sur le modèle de
la Sainte Trinité.
26
Nicolas
Berdiaev, Esprit
et liberté, Traité
de philosophie chrétienne (1927), traduit en grec par le
métropolite Irénée de Samos, Apostoliki Diakonia, Athènes 1952 :
« Toute la doctrine chrétienne sur la création du monde, la
chute et la rédemption des humains, est fondée sur l’idée de
liberté. Sans la liberté, la justice divine serait impossible et
l’évolution universelle n’aurait aucun sens. »
31
Collections
thématiques, vol.
2. Nikos Giannopoulos, Grandes
batailles du soulèvement national (1821-1829), éd.
Periskopio, Athènes 2009. (en grec.)
32
L.
I. Vranousis, Rigas
Velestinlis (1757-1789), Association
de diffusion d’ouvrages édifiants, Athènes 19632,
p. 116-117 et 153-158.
52
Jean
Zizioulas, métropolite de Pergame, « Du masque à la
personne. La contribution de la théologie patristique à la notion
de la personne » in Charistirion,
Ouvrage
collectif en hommage au métropolite Méliton de Chalcédoine,
Thessalonique 1977, p. 287-323.
(en grec.)
55
Jean
Zizioulas, métropolite de Pergame, « Le droit de la
personne », in Actes
de l’Académie d’Athènes, vol.
72 (1997) fasc. II, p. 589. (en grec.)
57
« …
L’esprit européen a jailli de la pensée d’Augustin. Si on
soustrait Augustin de la pensée européenne, son édifice tout
entier s’écroule, de même que si on enlève les Pères grecs de
l’Église, il n’y a plus d’orthodoxie »,
Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Esprit européen et
orthodoxie grecque », Euthynie
167
(1985) 569. (en grec.)
58
Panayotis
Canellopoulos, Histoire
de l’esprit européen, 1ère
partie : D’Augustin à Michel Ange, vol. 1, chap. 1, Athènes
19765,
p. 20. (en grec.)
64
« Libre
est celui qui est à lui-même sa fin et n’existe pas pour un
autre », Aristote,
Métaphysique 982b.
66
Jean
Zizioulas, métropolite de Pergame, « Esprit européen et
orthodoxie grecque », op.
cit. p.
572.
71
Patriarch
Bartholomew 1st,
Entretien au magazine Etudes
Helléniques / Hellenic Studies, no
1, printemps 1996, p. 8.
76
Jean
Zizioulas, métropolite de Pergame, « La personne et les
interventions génétiques », Indiktos
14
(juin 2001) 67.
Chapitre III
Courants
orthodoxes
Approches Affirmatives
- Nécessité du dialogue entre orthodoxie et modernité(Dr. Pantélis Kalaïdjidis)
Pantélis Kalaïdjidis est
responsable du programme de l’Académie d’études théologiques
appartenant au diocèse métropolitain de Dimitrias, en Grèce. Il
examine les droits de l’homme sous l’angle du rapport entre
l’orthodoxie et la modernité. La question qu’il se pose est
simple et cruciale : « L’orthodoxie
s’est-t-elle arrêtée avant la modernité ? »1.
Autrement dit, l’orthodoxie est-elle capable d’émettre un
discours fécond destiné à l’homme contemporain vivant dans un
monde formé par la modernité ; ou se trouve-t-elle piégée
dans son passé historique évoqué et sublimé par un cercle
restreint de nostalgiques ? L’orthodoxie que représente-t-elle
aujourd’hui dans le monde contemporain ?
Nous pouvons affirmer que les droits de l’homme sont
l’acquis majeur de la modernité, la mise en relief et la défense
de l’individu. La plupart des croyants orthodoxes vivent dans des
sociétés au sein desquelles les droits de l’homme sont légalement
garantis.
Nous avons vu
précédemment la polémique soulevée à propos du modernisme, mais
aussi certaines thèses nuancées. Il existe cependant des attitudes
plus positives parmi les intellectuels orthodoxes. Celle de Pantélis
Kalaïdjidis est parmi ces dernières et elle sera examinée
ci-dessous.
Pour
comprendre toutefois l’attitude de cet écrivain vis-à-vis des
droits de l’homme, nous devons examiner sa façon de concevoir le
rôle et l’identité de l’Église, en général. « …
Le plérôme (accomplissement) et l’identité de l’Église »,
écrit-il,
se trouvent « dans
les fins dernières (eschaton), dans l’avenir du Royaume de Dieu »
« qui a déjà commencé à éclairer et à influencer le
présent et l’histoire »2.
L’Église n’est pas statique, mais « elle
se trouve en chemin, in statu viae »3.
Elle
s’accomplit et se réalise continuellement. Elle « …
puise son hypostase […] dans ce qui sera fait aux fins dernières »4
et non pas dans ce qu’elle est ou qu’elle était autrefois, dans
son passé. Or, l’Église ne s’identifie pas à une réalité
historique déterminée.
Lorsque,
dans l’Église orthodoxe, nous parlons d’eschatologie, nous
n’entendons pas seulement l’au-delà, uniquement l’angoisse de
la mort et les questions posthumes. L’eschatologie donne un sens à
l’Église, elle concerne la venue des fins dernières,
l’anticipation de la vie du siècle à venir. Cette foi « rend
active l’attente des fins dernières […] placée […] au niveau
[…] de l’action qui incite à prendre des résolutions, à faire
des choix courageux, à l’égard du monde, de la civilisation et de
l’histoire »5.
L’eschatologie
souligne essentiellement une nouvelle attitude de vie, une
« orientation
de l’existence en vue du Royaume »6.
Il ne suffit pas d’espérer les fins dernières. Elles sont
maintenant, dans chaque instant. Nous devons donc adapter notre vie
comme si le jour du jugement était arrivé. Cette attitude de vie
« qui
évoque une prise de distances, d’ordre eschatologique, par
rapports aux schémas du monde »7,
ne méprise pas l’histoire. D’ailleurs si elle le faisait ce
serait avoir des œillères. Au contraire, « elle
s’accompagne de sentiments de repentir pour le passé, d’une
part, de confiance et d’ouverture vers l’avenir, d’autre
part »8.
Elle a le sentiment qu’il s’agit d’une vie « intermédiaire »,
puisque « notre
connaissance est limitée »9.
Le
chrétien vit dans l’intervalle entre la Résurrection de Jésus
Christ et les fins dernières. « Tout
est évalué sur la base des fins dernières »10
et la vie quotidienne de tout chrétien est orientée vers le nouveau
monde annoncé par elles, dont « le
présent prend sens et but »11.
Ainsi, il ne se laisse pas piéger par les impasses de ce monde, non
pas car il méprise le monde, mais car il refuse de conformer sa vie
aux exigences du monde présent. « Sans
mépriser l’histoire, il refuse de circonscrire son but dans
l’histoire »,
puisque le christianisme « se
réfère à une réalité – le Royaume de Dieu ; réalité
post-historique, mais qui a déjà commencé à influencer et à
éclairer le présent historique, puisque les fins dernières
envahissent sans cesse […] l’histoire »12.
Le
christianisme n’est ni épris du passé, obsédé dans les schémas
historiques et canoniques antérieurs, ni négateur du présent. Il a
le regard tourné et se tourne vers l’avenir, les fins dernières,
dont il attend l’accomplissement de son existence. Les fins
dernières n’abolissent pas l’histoire, mais donnent à celle-ci
une dimension, un sens et un but eschatologiques13.
Sans
cette perspective eschatologique, la tradition se tourne
nécessairement avec nostalgie vers le passé – en
l’idéalisant souvent – et stigmatise l’orthodoxie, en
présentant celle-ci comme s’être « laissée
piéger dans des schémas culturels du millénaire byzantin et en
décalage permanent avec notre temps et l’histoire »14.
La tradition n’est pas, ne saurait être, du conservatisme, « un
mélange ambigu de culte voué à l’antiquité et d’attrait
irrésistible pour Byzance »15.
Nous devons nous départir, souligne-t-il, de notre conception de
l’Église uniquement comme gardienne et garante de la continuité
nationale, et de l’axe conflictuel Orient-Occident. La parole de
l’Église doit être « un
discours de témoignage sur la présence vivante et prophétique de
l’Église dans le monde »16.
Christ est le critère diachronique de tout et non pas un quelconque
modèle culturel traditionnel, comme le modèle byzantin17.
Ayant comme critère le Christ, l’Église ne saurait esquiver le
nouveau et le moderne, ni dévaloriser la modernité18 ;
elle ne peut dénigrer ni sous-estimer ce qui est différent.
Sur
la base de ce qui précède, l’écrivain suggère un dialogue entre
orthodoxie et modernisme « ne
fût-ce que dans un contexte fondamentalement postmoderne »19.
Les milieux théologiques orthodoxes critiquent vivement cette
opinion, comme je l’ai déjà dit. Ils donnent priorité au moyen
de remédier aux erreurs de la modernité, comme la seule chose utile
qui résulterait de notre contact avec elle20.
Pour montrer l’ampleur universelle que prend la contestation à
l’égard de la modernité, l’écrivain cite l’exemple21
du protestant américain Francis Schaeffer. Tout en assimilant la
modernité au mal absolu, celui-ci n’hésite nullement à intégrer
la post-modernité, bien entendu à des conditions, dans son système
théologique. D’autres penseurs – surtout dans le domaine de
la philosophie et des sciences sociales – « préfèrent
discerner, dans le ‘postmoderne’, des éléments de continuité
ou de nouvelle version de la modernité »,
plutôt que de voir la fin et le dépassement de celle-ci. Ils
parlent donc de modernité «tardive»
ou «seconde»22.
Dans
la suite de son exposé, l’écrivain distingue les caractéristiques
de la modernité de celles de la post-modernité. Dans la modernité,
il discerne : (a) les grands récits ; (b) une conception
préconisant l’évolution linéaire de l’histoire et l’idée de
progrès ; (c) la recherche d’une vérité objective et la
quête de certitudes ; (d) une « identité
donnée et solide du sujet bourgeois incarne la Raison
‘toute-puissante’ »23.
Dans la post-modernité, il identifie, en les y opposant : (a)
les nombreux récits et vérités partielles ; (b) un cours
discontinu du temps historique ; (c) l’apothéose de la
différence ;
(d)
la « revanche
prise par le désir et les pulsions psychiques sur les revendications
de la Raison » ; (e)
la
désintégration du sujet, etc.24.
Bien entendu, il nous rappelle que les remarques ci-dessus, ne sont
nullement de définitions exhaustives, mais de simples « repères
pour aborder ces périodes »25.
Il
n’y a pas eu jusqu’à présent de rencontre substantielle et
créative ni de débat critique entre l’orthodoxie et la
post-modernité. En effet, « …
la modernité n’a exercé sur l’Orient orthodoxe qu’une
influence exogène, celui-ci n’ayant eu qu’un contact occasionnel
et superficiel avec elle ou avec ses conquêtes fondamentales »26.
Bien entendu, il existe des exceptions. La première, dans l’Église
russe, du temps de Pierre le Grand qui a été néanmoins imposée
d’en haut et de manière violente. La deuxième exception concerne
l’espace grec avec les Lumières
néo-grecques courant qui, bien qu’il soit considéré inachevé,
supposait nécessairement une influence de la modernité. Nous
pouvons affirmer la même chose concernant la renaissance de la
philosophie religieuse russe du XIXe
et du XXe
siècle, de même que concernant la théologie russe de la Diaspora.
L’écrivain affirme aussi que même les cas anti-occidentalistes
sont dus au contact que leurs promoteurs ont eu avec les courants de
la modernité. Il cite enfin « des
courants théologiques plus récents, comme la théologie de la
personne et la théologie des années ‘60 ». Ceux-ci
ont été influencés, dans une certaine mesure, « tant
par le mouvement des slavophiles, que par la théologie russe de la
Diaspora »,
dit-il.
Ces deux derniers courants sont entrés en contact avec telle ou
telle expression ou forme de la modernité. Ce qui est paradoxal
c’est que les peuples orthodoxes se sont empressés d’adopter des
principes modernes, comme ceux des nations ou l’idée
d’État-Nation, allant même jusqu’à créer des Églises
nationales qui ont ainsi perdu leur caractère œcuménique. Bien que
les peuples orthodoxes affichent leur aversion de la modernité, ils
en sont pourtant adeptes !27
Pour expliquer cette attitude des peuples orthodoxes, il aurait
fallu, bien évidemment, faire une étude sociologique et historique
plus poussée, qui déborderait le cadre du présent mémoire.
De
prime abord, l’opposition de l’orthodoxie à la modernité serait
explicable, les
Lumières
ayant mis en relief l’anthropologie vis-à-vis de la théologie,
avantageant en conséquence la morale vis-à-vis de la métaphysique.
Les
Lumières
affirment le monde sensible et la corporalité, alors que l’idée
de la nature acquiert une signification centrale. Bien évidemment,
il s’agit d’une inversion de pôles. La pensée cherche par tout
moyen à s’émanciper de la l’autorité ecclésiastique, en
idéalisant la raison et la science. On assiste à un retour à
l’antiquité et à son modèle démocratique – sans pourtant
que cela soit compris dans son essence, mais appréhendé plutôt de
manière idéalisée. Cela a pour résultat d’ignorer le Moyen Âge
et Byzance « considérés
comme agents d’un pouvoir absolu et religieux »28» ;
pouvoir qui, à son tour, est a
priori assimilé
à toute idée rétrograde dont la pensée devait s’émanciper. La
naissance de la post-modernité montre le besoin de rapprochement, de
façon à éviter la polarisation.
La théologie
orthodoxe s’intéresse, à plus d’un titre, à engager le
dialogue avec les Lumières. Pantélis Kalaïdjidis cite
quelques-uns de ces aspects dont certains intéressent la question
traitée au présent mémoire sur les droits de l’homme.
Or,
sous l’impulsion des Lumières,
moyennant
la Déclaration américaine (1776) et française (1789), « durant
la modernité, le respect des droits de l’homme est explicitement
revendiqué ; revendication qui, depuis, ne fait que se
consolider et s’élargir », dit-il.
Cette
demande « constitue
le noyau du modèle moderne »29.
Nous pouvons déceler pourtant chez les penseurs orthodoxes une
« réticence
diffuse »,
au point que dans les cercles occidentaux et parmi les penseurs
pro-occidentaux semble s’instaurer « la
conviction que l’orthodoxie est incompatible avec le monde moderne
et les conquêtes de la modernité »30.
C’est un fait que l’orthodoxie n’a pas toujours pu relever le
défi des droits de l’homme, alors qu’en pratique leur culture
« est
souvent affirmée comme étant plutôt absente »31.
Certes, la théologie orthodoxe s’est souvent efforcée de
contrebalancer ce « déficit »
en l’habillant théologiquement et philosophiquement. En effet, « à
la base de la philosophie des droits humanitaires, elle ne voit que
l’apothéose de l’individualisme/subjectivisme et leur garantie
centrée sur l’individu » ;
idées qu’elle confronte avec la culture de l’orthodoxie centrée
sur la communion. Dès lors, on fait grief à la culture des droits
de l’homme de combattre l’ordre divin et, partant, de rompre la
communion des personnes. Pantélis Kalaïdjidis cite l’exemple du
professeur Christos Yannaras qui va même jusqu’à parler de l’:
« inhumanité
du droit » ; logique
du droit qui a pour corollaire la revendication centrée sur
l’individu ; risque d’altérations anthropologiques,
c’est-à-dire de glissement à une sorte de psychisme humain
handicapé, privé de ses facultés de référence et de
communication32.
Aux antipodes, se trouvent certainement les approches plus nuancées
du professeur Marios Begzos33,
du professeur Savvas Agouridis34
récemment décédé, du professeur Constantin Délikostantis et de
l’archevêque Anastase d’Albanie35.
Tout en reconnaissant la pertinence de la réticence et de la
critique que la culture orthodoxe exerce aux droits de l’homme, ces
écrivains en font une approche positive, considérant que la liberté
de ces droits est « avant
tout une responsabilité et un engagement en faveur de la liberté et
de la paix humaines »36.
Cette optique de la question, en aucun cas, ne pourrait-elle se
différencier de la façon orthodoxe de voir les choses. Conformément
à cette dernière, tout être humain est créé à l’image de Dieu
et, donc, tout homme est libre et doit vivre en paix. La doctrine
orthodoxe sur «à
l’image»
et «à
la ressemblance»,
la théologie de la personne37,
la dimension sociale de l’orthodoxie, bref tout cela peut apporter
une nouvelle dynamique aux droits de l’homme ; droits qui sont
en processus permanent d’élargissement et d’évolution. Outre sa
nécessité, le dialogue avec la modernité fournirait à
l’orthodoxie une excellente occasion d’apporter sa pierre à
l’édifice des droits de l’homme ; il lui permettrait
d’exposer la dimension sociale de la liberté humaine. Il est
préjudiciable à l’orthodoxie de rejeter les droits de l’homme,
la modernité, au sens large. Les droits de l’homme ont
manifestement pris naissance en dehors des vécus historiques des
peuples orthodoxes38.
Il n’en demeure pas moins que ces peuples peuvent tirer profit du
dialogue avec les droits de l’homme, mais aussi y apporter leurs
propres expériences historiques, en participant activement à leur
évolution, en évitant la «schizophrénie»39
qu’implique leur acceptation irréfléchie.
Un
pareil dialogue libèrerait l’orthodoxie de phénomènes
d’introversion qui, ces derniers temps, sévissent dans plusieurs
Églises orthodoxes locales. Malheureusement, le repli sur soi, qui
était justifié à l’époque de la domination ottomane, prend
souvent la forme d’un nationalisme religieux, marginalisant la
perspective eschatologique de l’Église, substituée par «la
contribution nationale»
et le rôle de l’Église dans la sauvegarde des idéaux nationaux40.
Pantélis
Kalaïdjidis considère41
que de telles attitudes n’ont pas de place dans l’Église, étant
similaires au courant des Zélotes à l’époque de Jésus.
Autrement dit, lorsque l’on souligne le rôle national d’une
Église aux dépens de son rôle sotériologique et eschatologique,
cela risque d’être à la recherche, à l’instar des Zélotes,
d’un Messie souverain séculier, occupant ou révolutionnaire,
susceptible de conduire telle ou telle nation à des victoires
terrestres. De la sorte, l’Église tombe dans le plus dangereux des
pièges, en s’identifiant aux choses du monde. Elle cesse de
s’occuper des fins dernières, de s’y préparer et d’y préparer
ses croyants. Son Messie n’est plus le Fils et Verbe de Dieu, mais
un quelconque dirigeant national. Son but n’est plus spirituel,
mais matériel. Sa prédication ne touche pas tout être humain, mais
un groupe donné, sur la base de critères nationaux. Certes, le
Royaume de Dieu « ne
viendra pas par l’exercice d’une violence révolutionnaire,
puisque l’initiative de la venue de ce nouveau monde appartient à
Dieu »42.
Du point de vue de
l’histoire, la création des États modernes avec une population
orthodoxe justifie le fait d’identifier Églises locales et nation,
dans la mesure où cette assimilation est considérée comme
pastorale. N’oublions pas l’oppression et la misère de ces
peuples, exposés au risque d’un occupant professant une religion
différente ou du communisme. Il est cependant tragique que ce rôle
pastoral, assumé par les Églises locales, ait été trop accentué,
allant même, dans certains cas, jusqu’à empiéter sur
l’enseignement orthodoxe lui-même, assimilant la foi à la nation.
Pantélis Kalaïdjidis fait un parallélisme saisissant de cette
«déchéance» de certaines Églises locales. Il considère
qu’elles ont cédé aux trois tentations que le Christ a repoussées
dans le désert.
Cette
«tentation»
qui consiste à assimiler le domaine religieux au domaine national a
mené les écrivains en dehors de l’orthodoxie, mais aussi les
sceptiques dans nos frontières, de parler d’orthodoxisme.
Ce n’est certes pas vrai. Il se peut que, au cours de l’histoire,
l’orthodoxie ait été forcée de se restructurer
administrativement, de chercher sécurité et tranquillité dans le
contexte de tel ou tel peuple et nation. Toutefois, son enseignement
et son message demeurent œcuméniques. Des agents ecclésiastiques
ont, sans doute, indûment profité de cette rencontre entre nations
et orthodoxie, en croyant peut-être exercer ainsi mieux leur travail
pastoral. Ils sont néanmoins peu nombreux et ne font pas la règle.
La fragmentation de l’Église orthodoxe en «Églises
nationales»
joue un rôle purement pastoral et administratif, pour faciliter son
travail au sein des États dans lesquels celles-ci sont établies et
fonctionnent. Il s’agit d’ailleurs d’une division purement
administrative, puisque toutes les Églises locales sont sous la
conduite spirituelle de l’Église Mère, le Patriarcat œcuménique
de Constantinople. N’oublions pas que « toutes
les nations seront associées »43
à l’histoire de l’économie divine.
Dès lors le
message que dégagent les écrits de Pantélis Kalaïdjidis est un :
le dialogue. Autrement dit, l’isolement, le repli sur soi ne sont
pas profitables à l’orthodoxie. Par ailleurs, ce serait folie
d’adopter la post-modernité de façon irréfléchie, puisque
celle-ci est le résultat de la modernité. Avant donc d’accepter
ou de rejeter la post-modernité, nous devons connaître son
précurseur, celui qui « l’a générée » : la
modernité. Sinon, les sermons sur une assimilation aveugle de la
post-modernité semblent une simple suite de l’orthodoxisme prôné
par d’autres qui éloignent ainsi l’Église de sa perspective
eschatologique. Or, ce n’est qu’en engageant le dialogue avec la
modernité, même tardivement, comme l’écrit souvent Pantélis
Kalaïdjidis, que nous pouvons nous faire une opinion sur elle,
l’accepter ou la rejeter.
Partant, nous
pouvons dire la même chose à propos des droits de l’homme. Tout
dialogue a un effet créatif sur tous ses participants. L’orthodoxie
peut avoir une idée plus précise sur les droits de l’homme.
Ceux-ci, à leur tour, comme un organisme en développement, peuvent
assimiler certaines doctrines fondamentales de l’orthodoxie sur la
valeur de la personne humaine et son mode de vie.
Pour que la
proposition de l’écrivain ait des résultats concrets, je suggère
que ce dialogue ait deux volets. Premièrement, entamer un dialogue
public au sein des populations orthodoxes pour leur permettre de
s’informer analytiquement sur la conquête, l’évolution et les
impasses éventuelles des droits de l’homme. Ainsi, sera engagé un
dialogue parmi les croyants orthodoxes qui portera des fruits
internes dans cette direction et qui explicitera la position de
l’orthodoxie sur la question, hors et dans nos «frontières».
C’est là que peut commencer le second volet, le dialogue de
l’orthodoxie avec les droits de l’homme. Forte de cette opinion
formée et globale, l’orthodoxie pourra contribuer à l’évolution
future des droits de l’homme. Elle pourra aider à résoudre leurs
problèmes et, pourquoi pas, les enrichir de son enseignement et de
sa tradition.
À l’aube du
XXIe siècle, la contribution des droits de l’homme est
indispensable pour prévenir des phénomènes d’avilissement, voire
d’anéantissement de la valeur humaine ; phénomènes qui,
malheureusement, sont devenus l’apanage quotidien de nombreux parmi
nos semblables que le hasard a fait naître dans des régions
troublées de notre planète.
En relevant ces
défis, l’orthodoxie peut décidément contribuer à la lutte pour
les droits de l’homme, son enseignement étant centré sur la
personne humaine et ne tolérant pas de pareils phénomènes de
dévalorisation. Elle ne saurait se dérober au dialogue avec des
religions, voire des idéologies qui semblent lui être contraires ou
incompatibles. C’est le seul chemin qui lui permettrait de
contribuer efficacement à panser les plaies, spirituelles ou non, de
l’humanité. Seul le dialogue, ayant comme fil conducteur l’homme
en tant qu’être humain, nous permettrait de trouver une issue à
des impasses – malheureusement pas à toutes – du monde
contemporain. Aucun dialogue n’a jamais été préjudiciable à
ceux qui l’ont engagé. En revanche, se dérober au dialogue
conduit mathématiquement à l’isolement. Et si cela se produit,
l’orthodoxie ne pourra pas émettre un discours auquel l’homme
contemporain serait sensible.
b) Le
contact des droits de l’homme avec l’orthodoxie : Modèle de
dialogue des droits de l’homme avec les religions non-chrétiennes.
(Prof. Constantin Délikostantis.)
Constantin Délikostantis, professeur à l’université
nationale d’Athènes, est l’auteur d’un livre, ainsi que d’une
série d’articles et d’études, consacrés aux droits de l’homme.
Pour lui, « parler
des droits de l’homme c’est parler de dignité humaine,
d’humanisme et de paix »44.
La crise grandissante qui sévit dans notre civilisation montre que
ces valeurs ne sont pas données, mais qu’elles représentent des
quêtes des sociétés45.
Ainsi, les droits de l’homme « demeureront,
dans les années à venir […] une obligation, plutôt qu’une
réalité assurée »46.
Certes, leur garantie légale, à une échelle quasi-universelle, est
en soi un énorme accomplissement47
pour l’humanité, puisque « aujourd’hui
aucun État n’ose s’exprimer ouvertement contre les droits de
l’homme »48.
Pour la première fois dans l’histoire, la déclaration universelle
par l’ONU des droits de l’homme réunit le consensus de presque
tous peuples sur un tronc commun de valeurs. Autrement dit, les
droits de l’homme peuvent être qualifiés d’« éthique
universelle »49,
quelles que soient les réticences et les mises en doute dont ils
font l’objet.
Selon C. Délikostantis, l’attitude
des religions vis-à-vis des droits de l’homme peut jouer un rôle
catalyseur sur l’avenir et le cheminement universel des droits de
l’homme50.
N’oublions pas que les religions influencent et déterminent la
conception d’un très grand nombre de personnes sur le monde. Leur
adoption ou non, de la part des religions, constitue le baromètre
pour apprécier le succès ou l’échec du progrès universel et de
la reconnaissance de ces droits.
Durant les dernières décennies,
nous avons vécu une « réévaluation
du rôle de la religion »51.
Comme je l’ai déjà dit, les peuples et les civilisations doivent
aux religions, dans une large mesure, les caractéristiques de leur
spécificité. « Les civilisations
se différencient par l’histoire, la langue, la culture, la
tradition et, surtout, par la religion »52.
La religion est un phénomène
pan-humain qui exerce des fonctions irremplaçables pour l’être
humain et les cultures. « … Les
droits de l’homme […] sont » cependant
« la question la plus inéluctable
jamais posées aux religions »53,
selon C. Délikostantis. Quelle
est-elle l’attitude de telle ou telle religion vis-à-vis de
l’humanisme, de la liberté et du pluralisme des droits de
l’homme ? La réponse à cette question révèle le caractère
d’une religion, c’est-à-dire sa façon de concevoir Dieu, mais
aussi l’homme.
Le plus grand défi lancé à
l’universalité des droits de l’homme vient aujourd’hui des
religions non-chrétiennes. Étant situées hors de la tradition
occidentale, elles conçoivent les droits de l’homme comme un corps
étranger, comme un autre « produit
de l’idéologie occidentale »54.
Toutefois, les droits de l’homme ne sont pas une croisade
dissimulée, mais un accomplissement humanitaire essentiel et
radical, de perspective universelle. Selon C. Délikostantis, la
position de l’orthodoxie à l’égard des droits de l’homme peut
servir d’exemple sinon de modèle aux religions non-chrétiennes
dans leur relation avec ces droits. Vivant sous le joug ottoman,
l’orthodoxie est restée isolée des événements survenus dans le
monde occidental. Elle n’a pas pris part à la crise et aux
fermentations qui ont créé le besoin de ces droits. Cela ne l’a
pas cependant empêchée d’applaudir leurs principes fondamentaux :
la préservation de la vie, de la dignité et de la liberté de
l’homme. Dans leur majorité, les orthodoxes contemporains vivent
dans des sociétés animées par les idéaux et les acquis des droits
de l’homme.
Se
situant hors de la tradition occidentale, l’orthodoxie pourrait
avoir les mêmes objections55
que l’islam, par exemple, aux droits de l’homme. D’ailleurs, ce
sont des fermentations et des circonstances étrangères aux milieux
situés hors de l’Occident qui ont donné naissance aux droits de
l’homme.
L’orthodoxie a
engagé le dialogue avec les droits de l’homme, se basant sur des
concepts, tels que : la création de l’homme à l’image de
Dieu, la théologie de la personne, etc. Étant, des siècles durant,
en état de tension et de séparation de la tradition occidentale,
elle ose débattre avec les principes fondamentaux des droits de
l’homme. Étant, elles-aussi, situées hors de la tradition
occidentale, les religions non-chrétiennes peuvent-elles trouver des
coordonnées similaires d’approche, en ayant comme modèle, la
relation de l’orthodoxie avec les droits de l’homme ?
« C’est
un fait d’emblée positif que les religions non-chrétiennes
discutent aujourd’hui sur les droits de l’homme »56,
sans présumer de la question de savoir si ce dialogue va dans la
bonne direction. Le problème est que les divers débats sur les
droits de l’homme, soulevés en dehors de l’Occident,
s’appesantissent habituellement sur des revendications culturelles
ou religieuses d’héritage desdits droits. On semble ainsi qu’ils
sont « un
ethos moderne de la liberté, politique et juridique à la fois »57.
Les
religions non-chrétiennes pourraient, selon C. Délikostantis,
associer leurs préceptes humanitaires aux droits de l’homme. Par
exemple, la doctrine islamique, qui considère l’homme comme
vicaire
(Khalifa)
sur terre de Dieu, pourrait « enrichir
et approfondir le concept des droits de l’homme »58.
Autrement dit, les religions doivent contribuer à l’évolution des
droits de l’homme, présenter leurs propositions, de façon à
promouvoir le dialogue, interpréter et développer davantage ces
droits.
La
seule chose qui ne saurait être touchée c’est la référence
universelle des droits de l’homme. D’ailleurs leur Déclaration
universelle constitue un acquis de l’humanité tout entière et non
pas de telle ou telle religion. Les religions doivent « accepter
le caractère régulateur de grandes déclarations […] y voir une
manifestation de la ‘civilisation humaine’ ; partant, se
montrer cohérentes dans la présentation de leur propre message
œcuménique et humanitaire, au-lieu de se laisser piéger dans des
choix fondamentalistes myopes »59.
C’est
le seul chemin à prendre aux yeux de C. Délikostantis, la voie de
l’ouverture et de la communication. D’ailleurs, le danger actuel
pour les religions ne vient pas de l’extérieur, par exemple de la
culture de la modernité, mais de l’intérieur. Il s’agit du
fanatisme religieux, ce « refus
de la liberté au nom de Dieu »60
qui sévit aujourd’hui dans l’humanité. Dieu est cependant Dieu
de l’homme et non pas d’un seul groupe humain. D’ailleurs,
l’absolutisation de la spécificité ne peut que mener au
nivellement par le bas61,
puisque « tous
les fanatiques se ressemblent »62.
En
revanche, le dialogue permet aux partenaires de prendre conscience de
soi. « Dans
notre rencontre créative avec autrui,
notre
spécificité se révèle plus clairement dans son altérité ouverte
et dialogique »63,
observe pertinemment C. Délikostantis. Ce n’est que l’ouverture
au dialogue qui puisse promouvoir les objectifs des droits de
l’homme, puisque ceux-ci comprennent aussi le
droit de chacun à sa propre culture64.
D’une
manière ou d’une autre, les religions sont jugées à notre époque
par leur contribution ou non à l’affaire de la paix et des droits
de l’homme. Suivant leur attitude, elles peuvent, soit transformer
la société multiculturelle en une guerre tous azimuts, soit mettre
en relief et renforcer la foi en Dieu comme force de liberté et de
communication. Le fondamentalisme et le fanatisme religieux ne
sauraient jamais être la solution. « Les
religions peuvent aider à réduire la tension des confrontations,
éviter les guerres ou les écourter »65.
Toutefois,
pour obtenir la paix tellement désirée, il faut édifier la
confiance
réciproque des religions entre elles et des nations entre elles.
Elle seule peut abattre les cloisons qui, depuis des siècles,
séparent les êtres humains en camps opposés. Les faits ont
démontré que « la
paix […] ne résulte pas de la hausse du niveau de vie […] ou du
progrès de la science et de la technologie »66.
Il ne peut y avoir de paix mondiale si les religions ne cessent pas
leurs rivalités67.
L’histoire
de la chrétienté occidentale illustre, selon C. Délikostantis, les
impasses créées par les conflits et les rejets réciproques. Seul
le dialogue et la coopération peuvent agir positivement sur l’être
humain. Moyennant le dialogue de bonne volonté, les religions
non-chrétiennes auront la possibilité de comprendre que les droits
de l’homme n’appartiennent pas seulement à l’Occident, mais,
qu’en revanche, « ils
constituent un patrimoine de l’humanité tout entière, exprimant
des expériences communes pan-humaines dans la lutte pour la liberté,
la justice et la paix »68.
La
crainte du nivellement du « partiel » est logique,
surtout à notre époque. Les droits de l’homme assurent les
conditions fondamentales indispensables à la pluralité de
l’expression culturelle « fondée
sur un ethos consensuel universellement accepté »69.
Si les religions abordent correctement les droits de l’homme, elles
y trouveront des éléments centraux de leurs propres préceptes
éthiques, une confirmation, oserai-je dire, de leur propre ethos.
Certes,
cela ne peut pas se faire d’un instant à l’autre. Il faut
beaucoup de temps, mais aussi de la patience, pour pouvoir parler
d’une rencontre substantielle des religions non-chrétiennes avec
les droits de l’homme. Selon C. Délikostantis70,
ces religions « doivent
comprendre définitivement que le fait d’assimiler les droits de
l’homme à leurs aspects négatifs »71
est
un choix myope et ignorant leur importance. Certes, ces aspects
existent, mais ils ne sont pas déterminants ni, bien entendu,
insurmontables.
C.
Délikostantis est fermement convaincu qu’à l’avenir aucune
culture ni religion ne pourra ignorer les droits de l’homme72.
Je ne peux qu’être d’accord avec cette affirmation. Autant les
voix qui s’élèvent contre leur violation se multiplient à
travers le monde, autant l’espoir brille pour que les religions,
aussi différentes soient-elles, engagent un dialogue essentiel ;
dialogue portant sur la valeur de la personne et sa protection. « Le
cheminement universel des droits de l’homme […] est un processus
irréversible »73.
Espérons que les chefs religieux à travers le monde en prendront
rapidement conscience et qu’ils contribueront aux conquêtes
humanitaires appelées droits de l’homme.
c) Eglise ouverte
(Patriarche œcuménique Bartholomaios)
Le
Patriarche œcuménique Bartholomaios est le premier entre ses pairs
(primus
inter pares) – un
symbole d’unité – dans la communion des Églises orthodoxes
autocéphales à travers le monde. C’est ce Patriarche qui, au-delà
de ses fonctions purement pastorales, est aussi voué aux questions
brûlantes de notre temps, comme la protection de l’environnement74
– d’où son qualificatif : «Patriarche vert». Ici, il
sera surtout question de son effort infatigable pour engager le
dialogue avec les autres confessions chrétiennes, avec le monde
judaïque et musulman, mais aussi avec tous les hommes de bonne
volonté75 ;
i.e. examiner comment sa démarche est associée à notre
questionnement sur les Droits de l’homme.
Depuis
son accession au siège patriarcal, le Patriarche œcuménique a
entrepris plusieurs voyages pacifiques pour entrer en contact avec
d’autres chefs religieux. Par ses discours et ses actes, il a bâti
des ponts de dialogue entre les diverses religions. Les points76
qu’il met en relief, au cours de ses initiatives, sont brièvement
exposés ci-dessous.
Or, conformément
à l’approche du Patriarche, nous vivons dans un monde qui est le
résultat de la chute de l’homme, c’est-à-dire une conséquence
du péché originel. Cela ne signifie pas, bien entendu, que le monde
soit «mauvais» par définition, puisque le «bien» se réalise à
tout instant, au niveau individuel et collectif. Simplement, il est
tout aussi certain qu’à chaque pas, tout «bien» se heurte à la
résistance du «mal». L’homme est piégé dans cette réalité
qui lui certes difficile à accepter, comme état d’absence de
liberté, puisque «l’oubli de la condition de péché» semble
dominer, ainsi qu’une idée arrogante des possibilités de la
liberté humaine.
Pour le Patriarche
œcuménique Bartholomaios, tous les humains devraient considérer la
liberté comme une force existentielle fondamentale, et pourtant il
est certain que l’obtention de celle-ci demande une grande lutte
spirituelle.
Notre façon de
comprendre la liberté, la justice aussi, est indissociable de notre
façon d’aborder le péché et notre condition mortelle.
Pour l’Église
orthodoxe, la liberté présuppose le respect envers tous les
humains et toutes les couches sociales. Elle est incompatible
avec les notions telles l’exclusion, la séparation et le racisme.
Notre
époque assimile la liberté à la présence d’options illimitées.
Nous pouvons choisir tout ce qui satisfait l’«ego» – comme
la notion contemporaine de liberté77
le prescrit –, mais nous oublions que, quel que soit notre
choix, ce sera une partie du monde de la chute, puisque nos options
ne concernent que de questions de notre environnement, le monde créé.
« Le
monde souffre aujourd’hui de l’eudémonisme, de l’égocentrisme
et de la rhétorique »78.
Il aurait pourtant
fallu se concentrer sur quelque chose de plus essentiel : la
résistance au monde de la chute. D’ailleurs, pouvoir choisir ne
signifie pas nécessairement éviter les «mauvaises» options.
Selon
le Patriarche œcuménique Bartholomaios, la liberté de l’homme
est certainement si importante que Dieu lui-même ne puisse
intervenir. Il ne peut pas obliger l’être humain à se tourner
vers Lui et L’aimer. D’ailleurs, pour la tradition orthodoxe, la
manifestation suprême de la liberté c’est l’amour79,
la relation avec Dieu, le semblable et la nature. Nous croyons donc,
dit-il, que Dieu ne peut être abordé que par la relation
personnelle.
L’homme
est micro-théos
et microcosme,
autrement dit, le moyen, l’intermédiaire entre le monde et Dieu80.
Tout homme est constamment en route pour devenir humain, dans un
voyage qui part de sa création à l’image pour aller à la
ressemblance. La création de l’homme à l’image rend tous les
humains égaux. Tous partagent les mêmes privilèges81.
Les chrétiens orthodoxes doivent donc lutter et résister aux
fanatismes qui divisent les humains.
En raison de son
histoire séculaire et de sa place, le Patriarcat œcuménique est
sensible à ces questions, surtout en matière de liberté religieuse
et de tolérance. Le Patriarche Bartholomaios a personnellement bâti
des ponts de communication entre le christianisme, l’islam et le
judaïsme. Il s’est souvent exprimé contre le racisme et de
nombreuses formes d’oppression, de nature religieuse ou autre, mais
aussi en faveur de la paix.
Il avoue que les
Églises orthodoxes ont aussi été influencées par les signes des
temps, comme le nationalisme, mais il se dit obligé de répondre à
ce fractionnement par l’amour et l’unité de l’esprit
œcuménique ; de rappeler la valeur qui consiste à tolérer la
différence, tolérance fondée sur le respect du caractère sacré
de la liberté et de la justice. Tout homme est libre, comme enfant
de Dieu, puisqu’il est à Son image. Il se peut que les cultures
locales diffèrent sensiblement, mais l’humanité demeure la même
partout et pour tout le monde.
Le
Patriarche œcuménique est clair à ce propos : « La
paix ne saurait être obtenue par l’épée et les symboles
religieux ne peuvent plus servir aux contentieux nationaux »82.
La
liberté de conscience et
la liberté religieuse
doivent être protégées, pour qu’elles soient considérées comme
données pour tout être humain, quel que soit l’environnement dans
lequel celui-ci vit83.
Leur garantie légale est déjà une des plus grandes acquisitions du
monde civilisé, malgré les inquiétudes qu’un éventuel
pluralisme à outrance suscite.
Selon
le Patriarche Bartholomaios, les chefs religieux ont l’obligation
de combattre le racisme où qu’il se manifeste, et mettre en avant
le vrai œcuménisme et la tolérance. Il souligne à ce propos :
« Les peuples ont soif d’unité,
de paix et de coopération. Ils attendent beaucoup, à cet égard, de
leurs Églises et, en général, de leurs chefs spirituels »84.
Le message des chefs religieux doit compléter les efforts du monde
civilisé qui vont dans le même sens.
Les
religions peuvent et doivent proposer un « humanisme
spirituel »85.
Certes,
chrétiens, musulmans et juifs diffèrent à maints égards, mais ils
peuvent, au profit de l’homme, converger dans une lutte contre le
racisme et en faveur de la tolérance86.
La paix ne
signifie pas seulement l’absence de guerre, mais aussi la présence
de Dieu. Selon le Patriarche œcuménique, pour comprendre cette
paix, il faut changer totalement notre façon d’appréhender le
monde, pour que le cœur humain n’ait plus pour centre l’ego,
mais Jésus Christ, l’amour.
Nous
croyons, dit-il, que la plénitude de la vérité se trouve dans la
foi au Dieu un. Pour que cette foi soit vraie cependant, il faut
qu’elle soit libre. La foi ne peut être imposée, diffusée par la
propagande ou le prosélytisme. Conformément à la doctrine
orthodoxe, le seul moyen de diffuser l’Évangile est de cultiver
l’âme humaine de sorte qu’elle puisse accepter tous les autres
humains. C’est la seule façon de sauvegarder et de maintenir aussi
bien la paix sociale que la tolérance religieuse87.
La
laïcité voit la relation entre l’homme et Dieu comme une affaire
purement individuelle. En revanche, l’orthodoxie déclare
explicitement que, vis-à-vis de Dieu, l’homme ne peut exister
séparé du monde et des autres humains. Il ne peut exister qu’en
relation
avec
eux. L’homme fait partie du monde et sa marche vers le salut est
une affaire sociale et non pas individuelle. C’est la seule façon
permettant à la société de se transformer et émaner de cette
vraie liberté et justice88.
En
conclusion, le Patriarche œcuménique Bartholomaios considère
impératif89
de combler les brèches dans les relations entre Occident et Orient,
christianisme et islam, mais aussi entre toute religion et toute
culture. Le seul moyen pour y parvenir, c’est le dialogue entre
partenaires, sans que ceux qui entrent en contact avec celui qui est
différent craignent de perdre leur identité90.
Moyennant le dialogue, tous les avis seront exposés, les différences
seront situées, mais, par-dessus tout, les convergences seront
dégagées. De même, le dialogue aide à aborder la vérité, à
surmonter les préjugés et les malentendus établis depuis des
siècles, pour que les croyants se rapprochent l’un l’autre91.
Les chefs religieux doivent être les premiers à donner l’exemple
de la fraternisation92.
Le
rapprochement pacifique est possible. Il suffit de le vouloir. Nous
obtiendrons ainsi le résultat souhaité, où chaque homme respectera
et comprendra les droits de son semblable, évitant tout fanatisme ou
fondamentalisme, religieux ou non93.
Concluons le présent chapitre par un espoir que le Patriarche
exprime pour le siècle qui vient de commencer : « Le
XXIe
siècle doit être le siècle du dialogue pour ne pas devenir celui
des conflits »94.
1
Pantélis
Kalaïdjidis, Orthodoxie
et modernité, Préface, Diocèse
métropolite de Dimitrias, Académie d’études théologiques, éd.
Indiktos, Athènes 2007, p. 11.
(en grec.)
13
Voir
Pantélis Kalaïdjidis, « Église et nation dans une
perspective eschatologique », Église
et eschatologie, p.
343-345.
21
Pantélis
Kalaïdjidis, Orthodoxie
et modernité, p.
24 et M. J. Erickson,
Postmodernizing
the Faith. Evangelical Responses to the Challenge of Postmodernism,
Baker,
Grand Rapids, 1998, p. 63
sq.
32
Les
thèses du professeur Christos Yannaras sont exposées de manière
plus étendue et plus détaillée dans le chapitre correspondant du
présent mémoire.
33
Marios
Begzos, «Human Rights and Interreligious dialogue», Third
International Symposium on Orthodoxy and Islam (Tehran,
17th-19th
September 1994), Tehran 1995, p. 7-11.
34
Savvas
Agouridis, Les
droits de l’homme dans le monde occidental, Recherche historique
et sociale, Théologie-Philosophie,
éd. Philistor, Athènes 1998. (en grec.)
35
Les
thèses du professeur Constantin Délikostantis, et celles de
l’archevêque Anastase de Tirana et de toute l’Albanie sont
analytiquement exposées aux chapitres correspondants du présent
mémoire.
37
La
théologie de la personne est analysée au chapitre du présent
mémoire sur le métropolite Jean de Pergame.
38
Pantélis
Kalaïdjidis, Orthodoxie
et modernité, op. cit. p.
40 :
« … le monde orthodoxe n’a pas organiquement participé au
phénomène de la modernité. »
40
Pantélis
Kalaïdjidis, « La tentation de Judas », Synaxi,
Edition trimestrielle d’étude in Orthodoxia, fasc.
79, juillet-septembre 2001, p. 63 :
« … les choses saintes et sacrées de la foi […] sont en
fait considérées comme les choses saintes et sacrées de la race
[…] Le discours ecclésiastique officiel n’enseigne pas ‘Jésus
Christ, et Jésus Christ crucifié’ (I Co 2,2) ‘scandale pour
les Juifs, folie pour les païens’ (I Co 1, 23), mais un Christ
utile à l’idéologie dominante, nationale et religieuse à la
fois. Il en résulte que très souvent la prédication
ecclésiastique rappelle plus un cours de ‘patriotisme’ plutôt
que n’annonce l’évangile du salut. »
44
Constantin
Délikostantis, Les
droits de l’homme : Produit idéologique occidental ou ethos
universel ? éd.
Kyriakidis, Thessalonique 1995, p. 19. (en grec.)
45
Constantin
Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi
permanent lancé aux religions », Annuaire
scientifique de la Faculté de théologie d’Athènes (ΕΕΘΣΠ),
vol.
37, Athènes 2002, p. 444, en grec :
« … Malgré les progrès marqués en matière de garantie
constitutionnelle et de protection internationale, les droits de
l’homme continuent d’être durement violés. Ils servent aussi
de prétexte à des ingérences à l’intérieur d’autres États,
couvrant, sous un manteau humanitaire, des tendances dominatrices
des puissants. ».
46
Constantin
Délikostantis, « Les droits de l’homme entre les Lumières
et le christianisme »,
Présence scientifique du Foyer de théologiens de Halki (ΕΠΕΘΧ)
vol. 5, Athènes 2002, p. 63. (en grec.)
47
Emmanuel
Kant, Zum
ewigen Frieden,
1795. Trad. par J. Gibelin, Projet
de paix perpétuelle, Stuttgart
1995, p. 24 :
« La violation d’un droit [fondamental] à un endroit de la
terre est ressentie partout ailleurs. »
48
Constantin
Délikostantis, Les
droits de l’homme : Produit idéologique occidental… op.
cit. p.
20.
50
Constantin
Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi
permanent lancé aux religions », op.
cit. p.
444.
53
Constantin
Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi
permanent lancé aux religions », op.
cit. p.
445.
54
Constantin
Délikostantis, Les
droits de l’homme : produit idéologique occidental ou ethos
universel ? op. cit. p.
137-147.
55
Elle
a encore souvent ces objections (les droits de l’homme comme une
tactique impérialiste de l’Occident, etc.)
56
Constantin
Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi
permanent lancé aux religions », op.
cit. p.
451.
61
La
théologie de la personne est présentée et analysée au chapitre
qui expose l’optique de Jean Zizioulas, métropolite de Pergame.
62
Constantin
Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi
permanent lancé aux religions », op.
cit. p.
452.
66
Constantin
Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi
permanent lancé aux religions », op.
cit. p.
454.
71
C’est-à-dire,
assimiler les droits de l’homme à la revendication procédurière,
à l’individualisme, à l’eudémonisme, etc.
74
Bishop
Kallistos Ware of Diokleia, in His All Holiness Ecumenical Patriarch
Bartholomew, Encountering
the Mystery: understanding Orthodox Christianity today, Doubleday,
New York, 2008, p. vii: «No
other church leader has given such emphatic priority to
environmental issues, and with good reason he has been called the
“Green Patriarch”».
75
Idem:
«He is also greatly respected for his commitment to dialogue with
other Christians, especially with the Roman Catholic Church, and for
his openness to Judaism and Islam».
76
Pour
la plupart, ces points sont puisés dans le récent ouvrage :
His
All Holiness Ecumenical Patriarch Bartholomew, Encountering
the Mystery: understanding Orthodox Christianity today, Doubleday,
New York, 2008.
Pour des raisons d’économie et d’esthétique, je ne donne la
référence que des passages du livre citant intégralement les
paroles du Patriarche Bartholomaios.
77
His
All Holiness Ecumenical Patriarch Bartholomew, Encountering
the Mystery: understanding Orthodox Christianity today, op. cit. p.
123:
«Freedom
[…] is […] the difference between certainty and indecisiveness
in confronting a finite range of options».
78
Patriarch
Bartholomew 1er,
Interview au magazine Etudes
Hellenique / Hellenic Studies, no
1, printemps 1996, p. 8.
79
His
All Holiness Ecumenical Patriarch Bartholomew, Encountering
the Mystery: understanding Orthodox Christianity today, op. cit.
p.125:
«Love
is the ultimate content of freedom and of eternity. To say to
someone “I love you” or “You are loved” is to assure that
person that he or she will never die; it is to affirm that he or she
is utterly free».
80
Ibidem
p. 127: «…
if God can never be fully grasped, and humanity is created in the
image of God, then humanity, too, can never be fully grasped».
83
Ibidem
p. 137: «Freedom
of conscience and the free practise of religious conviction are
fundamental principles, which form an Orthodox perspective derive
from the words of Jesus Christ: “Whosoever wants to follow me …”
(Matt. 16:24)».
84
Patriarch
Bartholomew 1er,
Entretien au magazine Etudes
Hellenique / Hellenic Studies, no
1, printemps 1996, p. 8.
85
His
All Holiness Ecumenical Patriarch Bartholomew, Encountering
the Mystery: understanding Orthodox Christianity today, op. cit.
138.
86
Ibidem:
«…
we cannot deny the need for solidarity and fellowship in order to
deter and dispel the forces of intolerance and racism».
87
Ibidem
p. 143: «Such
respect is the supreme expression and confirmation of the same value
within human beings in their relationship with other human beings.
We cannot impose upon the religious freedom of human beings without
impinging upon the freedom of God».
89
Ibidem
p. 205: «We
stand before perhaps the greatest challenge of human history:
namely, the challenge to tear down the wall of separation between
East and West, between Muslims and Christians, between all religions
of the world, between all civilizations and cultures. As stewards of
this unique and exceptional historical moment, we must face the
challenge of bridging the great divide and recognizing common
humanity and common values, This is surely God’s model for the
world».
90
Ibidem
p. 216: «Dialogue
does not imply denial of religious faith or betrayal of religious
affiliation. Instead, it signifies a shift in our mind-set and a
change of attitudes, what in spiritual language we call
“repentance”-or, as we have already seen, in Greek, metanoia,
which literally means seeing things through a different perspective.
This is why dialogue is the start of a long and patient process of
conversation, not a fundamentalist drive toward conversion or some
legal exchange of ideas like a contract».
91
Ibidem
p. 220: «Interfaith
dialogue can only occur in a spirit of respect, responsiveness, and
responsibility. The goal of dialogue is mutual understanding, but
its starting point is clarification of misunderstandings, some of
which have been shaped and reinforced over centuries. Moreover,
dialogue resists considering a part of the truth as the whole truth.
That, as we have seen, constitutes heresy. It endeavors to discern
the historical context of particular traditions and beliefs rather
than applying them indiscriminately to the present context».
92
Ibidem
p. 221: «…
the time will come when mutual understanding will characterize the
followers of both (Islam and the Orthodox Church) religions».
93
Ibidem
p. 225: «I
have repeatedly maintained that war in the name of religion is war
against religion. War in the name of God is offensive to God.
Religious fanaticism and political activism must be distinguished
from religious belief and political realism. It is not religion but
the distortion of religious conviction into fundamentalism and
fanaticism that leads to destructive and bloody confrontations,
which ultimately only compete for secular and political domination».
94
Patriarch
Bartholomew
1er,
Entretien au magazine Etudes
Helléniques / Hellenic
Studies,
no
1, printemps 1996, p. 8.
chapitre
IV
Thèses officielles de l’Eglise orthodoxe
concernant les droits de l’homme
concernant les droits de l’homme
Aux chapitres précédents, j’ai présenté les
différents points de vue dominants dans l’espace orthodoxe
concernant les droits de l’homme. Au présent chapitre, j’exposerai
les thèses officielles de l’Église orthodoxe autour de la même
question. Il s’agit des formulations élaborées en commun par les
Églises orthodoxes locales, réunies en diverses occasions et pour
divers motifs. Elles ont unanimement proclamé les thèses de
l’Église orthodoxe sur les droits de l’homme, la valeur de
l’existence humaine, la liberté, mais aussi sur d’autres
questions qui leur sont liées. Il est important de présenter ces
déclarations de l’Église orthodoxe sur les droits de l’homme,
puisque, comme je l’ai déjà dit, l’anthropologie théologique
orthodoxe est axée sur l’homme comme créature à l’image de
Dieu. Moyennant ces déclarations, la tradition et la doctrine
orthodoxes acquièrent une formulation contemporaine et elles sont
présentées comme capables de trouver des issues aux impasses de
l’homme contemporain. Elles mettent aussi en relief l’unanimité
des Églises locales sur des questions aussi importantes. Enfin,
elles montrent l’effort de l’orthodoxie d’agir efficacement
dans le monde moderne et d’aider l’être humain, tout homme, sans
discrimination religieuse, phylétique, ethnique, et toute autre
épithète.
A la fin de cet chapitre je fait une référence aux
textes du Patriarcat de Moscou qui ont déjà provoqué une
discussion remarquable.
- La IIIe Conférence panorthodoxe préconciliaire
Réunie à Chambésy près de Genève, en Suisse, du 28
octobre au 6 novembre 1986, la IIIe Conférence
panorthodoxe préconciliaire s’inscrit dans la procédure de
préparation du saint et grand Concile de l’Église orthodoxe.
Parmi les thèmes qui y ont été examinés, « la
contribution de l’Église orthodoxe à la réalisation de la
paix, de la justice, de la liberté, de la fraternité et de l’amour
entre les peuples, et à la suppression des discriminations raciales
et autres» occupe une place de choix. Or, dans le contexte de
cette conférence, les délégués des Églises orthodoxes locales
ont manifesté leur intérêt pour les questions brûlantes qui
préoccupent aujourd’hui l’humanité, c’est-à-dire, des
problèmes qui concernent toutes les religions et tous les humains
sans exception. Cette déclaration commune avait pour objectif de
présenter une assise « sur laquelle les Orthodoxes vivant
dans divers contextes réaliseront les idéaux chrétiens de paix, de
liberté, de fraternité et d’amour entre les peuples »1.
Voyons analytiquement quelles sont les thèses de l’Église
orthodoxe sur ces idéaux et les propositions qu’elles ont faites
dans le contexte de la Conférence.
La valeur de la personne humaine, fondement de la
paix.
D’emblée, le document de l’Église
orthodoxe souligne que la notion biblique de paix n’est pas
assimilable à l’absence de guerre, mais à « la
restauration des choses dans leur intégralité originelle d’avant
la chute, lorsque l’homme vivait et respirait encore sous le
souffle vivifiant de sa création à l’image et à la ressemblance
de Dieu »2,
c’est-à-dire au rétablissement des relations et à la paix entre
Dieu et l’humanité.
Ensuite, il signale que, dans son
parcours historique deux fois millénaire, l’orthodoxie a servi
avec cohérence l’être humain ; l’homme qui, pour elle,
constitue « la plénitude de sa
mission dans le monde et dans l’histoire du salut »3.
Il affirme aussi que, même les querelles purement théologiques
avaient pour objectif de préserver « l’authenticité
et la plénitude de l’enseignement chrétien sur l’homme et son
salut »4.
Le document met aussi en relief la
foi placée dans le sacré de la personne humaine, source
d’inspiration des Pères de l’Église qui ont approfondi le
mystère de l’économie divine. Le caractère sacré de la personne
humaine doit être à la source de tout effort chrétien destiné à
préserver la valeur et la grandeur de celle-ci5.
Sur cette base, il considère
« indispensable de promouvoir dans
toutes les directions la collaboration interchrétienne pour
sauvegarder la valeur de la personne humaine, et bien sûr également
le bien que représente la paix, de manière à ce que les efforts
pacifiques de tous les chrétiens sans exception acquièrent plus de
poids et de force »6.
Le document pose ensuite comme
présupposé le fait d’accepter la valeur suprême de la personne
humaine. Les Églises orthodoxes locales doivent collaborer avec
toutes les religions en faveur de la paix et de la fraternité des
peuples. Elles doivent aussi contribuer au consensus interreligieux
pour éradiquer le fanatisme, obtenir la réconciliation des peuples,
et instaurer les biens de la liberté et de la paix. Le document
précise aussi que ce processus exclut le syncrétisme et l’emprise
d’une religion sur les autres7.
Il déclare aussi : « Nous pouvons
progresser dans ce ministère en commun avec tous les hommes de bonne
volonté qui se vouent à la recherche de la paix véritable pour le
bien de la communauté humaine, au niveau local, national et
international. Ce ministère est un commandement de Dieu »8.
La valeur de la liberté humaine
La liberté est don divin, sommet de
l’être humain qui lui donne la faculté de choisir entre le «bien»
et le «mal»,
et d’avancer continuellement pour atteindre sa perfection
spirituelle. Cependant, la liberté implique, en même temps, le
risque de désobéir à la volonté de Dieu, la chute. Cet usage
humain de la liberté a pour conséquence le mal qui sévit chez
l’homme contemporain et qui « entretient
l’angoisse infinie dans laquelle se débat l’humanité de nos
jours »9.
À cette situation alarmante, l’Église orthodoxe
répond par sa théologie, son culte et son œuvre pastorale,
considérant « l’homme en tant que personne-sujet »10.
D’ailleurs, à la base du dialogue international contemporain sur
la paix, la justice sociale et les droits de l’homme, se trouve la
foi chrétienne sur l’origine divine et l’unité du genre humain,
et sur le caractère sacré de la personne humaine. « L’idée
de l’universalité de ces idéaux […] serait inconcevable sans le
support de l’enseignement chrétien, sur l’unité ontologique du
genre humain »11,
affirme le document.
La mission de l’Orthodoxie dans le monde contemporain
Le genre humain constitue une unité, dont l’archétype
est le premier couple humain. Les biens de liberté, égalité,
fraternité et justice sociale y prennent source. C’est cette idée
que le Fils de Dieu, par son incarnation, a réactualisée :
« L’enseignement chrétien sur la
‘récapitulation de tout’ en Christ (Ep 1,10) a rétabli la
sacralité et la grandeur éminente de la personne humaine,
abolissant ainsi les causes profondes de l’éclatement,
de l’aliénation, des discriminations raciales et de la haine »12.
Le Christ a assumé la race humaine tout entière, rétablissant son
unité. Cette unité « n’a rien de statique ni de
monolithique ; elle a, au contraire, un grand dynamisme et une
grande diversité, car elle prend sa source dans la
communion des personnes, à l’exemple de l’unité des Trois
Personnes de la Sainte Trinité »13.
La paix et la justice
L’Église orthodoxe lutte pour un avenir où les
idéaux chrétiens, c’est-à-dire la paix, la liberté, l’égalité,
la fraternité, la justice sociale et l’amour entre les peuples,
seront réalité.
L’Église annonce la paix du Christ
qui relève l’homme comme image de Dieu14.
« Le don divin de la paix se
réalise, là où les chrétiens font des efforts en faveur […] de
l’amour »15.
Enfin, « l’Église orthodoxe pense qu’il
est de son devoir d’encourager tout ce qui est mis réellement au
service de la paix […] Elle compatit avec tous les chrétiens qui,
dans différentes parties du monde, sont privés du bien de la paix
et subissent des persécutions à cause de leur foi chrétienne »16.
La paix comme conjuration de la guerre
« L’orthodoxie condamne la
guerre de manière générale »17.
Pour elle, tout acte et tout processus qui risque de détruire la
création – c’est-à-dire l’homme et le monde – est
considéré comme un péché commis contre Dieu, puisqu’il détruit
Son œuvre. Par définition, le document condamne les armements quels
qu’ils soient.
Le développement fulgurant de la technologie et la
menace d’une guerre nucléaire sont parfois interprétés comme un
signe du second avènement du Seigneur. L’Église orthodoxe déclare
que nul ne connaît le temps de la Parousie. Les croyants ne doivent
ni désespérer ni attendre passivement. Ils doivent lutter contre le
mal et voir tout dans l’optique du siècle à venir, en attendant
la résurrection des morts et la vie du siècle futur18.
Discriminations raciales et autres
L’Église orthodoxe déclare catégoriquement qu’au
Royaume de Dieu « il n’y a aucune place ni pour les haines
entre les nations, ni pour l’inimitié et l’intolérance d’aucune
sorte »19.
Par extension, l’orthodoxie rejette les discriminations raciales,
puisque celles-ci présupposent «une considération
inégale des races humaines et une échelle des droits »20.
De même, dans aucun cas, elle ne tolère les discriminations
commises aux dépens des minorités. « Une minorité […]
doit être respectée pour ce qu’elle est »21,
affirme-t-elle dans le document. La liberté de l’individu est
indissociable de la communauté à laquelle celui-ci appartient. Dès
lors, le respect et la protection des communautés, qu’elles soient
de petits groupes ou la majorité, doivent être évidentes pour les
Églises orthodoxes locales.
« L’orthodoxie confesse que chaque
être humain – indépendamment de sa couleur, de sa religion,
de sa race, de sa nationalité et de sa langue – est porteur
de l’image de Dieu, qu’il est notre frère ou notre sœur, membre
à part égale de la famille humaine »22.
Fraternité et solidarité entre les peuples
En grande partie, la population de la terre est
confrontée au spectre de la famine, voire du dénuement absolu. La
valeur de la personne est piétinée et le don divin de la vie est
menacé. Face à cette situation, une grande responsabilité incombe
à l’Église. C’est d’agir pour la défense de l’Homme23.
Or, face à ces phénomènes tragiques, toute inertie, toute
indifférence de l’Église et des chrétiens équivaut à trahir le
Christ. « Les Églises orthodoxes ont […] le devoir
suprême de proclamer leur solidarité avec leurs frères pauvres et
d’organiser immédiatement et de manière efficace leur aide à
ceux-ci »24.
« Être chrétien signifie imiter le Christ et être
prêt à le servir dans la personne qui a besoin d’aide »25,
ajoute le document.
La mission prophétique de l’Orthodoxie : un
témoignage d’amour dans la diaconie.
« Dans le cadre du monde
actuel, la contribution de l’Église orthodoxe à la paix […]
devra être avant tout un témoignage d’amour »26,
signale le document à ce propos. C’est l’amour qui possède la
force de rapprocher les hommes de toute nationalité et religion.
Dans le document, les Églises orthodoxes déclarent leur besoin de
lutter contre les maux, naturels et autres, qui accablent l’humanité
partout sur terre.
Il importe de s’arrêter sur la
formule finale de la déclaration de Genève qui est particulièrement
importante pour le thème traité dans ce mémoire : « Parce
que nous proclamons continuellement l’incarnation de Dieu et la
divinisation de l’homme, nous
défendons les droits de l’homme pour tous les hommes et tous les
peuples »27.
Or, dans le contexte de la IIIe Conférence
panorthodoxe préconciliaire, l’Église orthodoxe a unanimement
déclaré sa position sur les problèmes brûlants auxquels le monde
contemporain est confronté, en se fondant sur sa tradition et son
enseignement, deux fois millénaires. Elle a ouvertement pris
position en faveur des droits de l’homme. Elle a étayé la valeur
de la personne et l’égalité des hommes sur des critères
théologiques. Elle a tendu la main à toute religion, pour envisager
ensemble les problèmes contemporains. Enfin, elle a montré que,
au-delà de tout régionalisme, les questions cruciales réunissent
le consensus et manifestent la volonté de surmonter les obstacles
pour préserver la valeur de la personne humaine.
- Le Sommet des Églises orthodoxes réuni en 1995
En septembre 1995, presque dix ans après la IIIe
Conférence panorthodoxe préconciliaire, les Primats des Églises
orthodoxes se sont réunis à Patmos, en Grèce. Ce sommet marquait
le 1900ème anniversaire du livre de l’Apocalypse. Dans
le contexte des célébrations organisées pour fêter l’événement,
les Primats ont diffusé un message élaboré en commun. Dans ce
document, l’orthodoxie a montré une fois encore qu’elle est à
l’écoute de l’actualité, prête à se tenir aux côtés de
l’homme contemporain, pour lui apporter son secours, consciente de
son obligation.
Pour le présent mémoire, il est
important que le message des Primats orthodoxes d’adresse « à
tous les hommes » et « à
l’ensemble de la création de Dieu »28,
et non pas exclusivement aux croyants
orthodoxes. L’Église orthodoxe s’intéresse au salut de la
personne humaine et non pas à celui d’un groupe précis. « C’est
pour cela que […] nous avons adressé un appel à tous […] pour
travailler en faveur de la vérité, la paix et la justice pour
tous »29.
Dans leur message, les Primats se
disent ensuite obligés de préciser la conception orthodoxe
d’«ethnie»,
pour répondre à diverses entorses faites à la vérité, mais aussi
réfuter des griefs à ce propos. Ils déclarent de façon
significative : « La
conception de la ‘Nation’ ne contient nullement l’élément
d’agressivité ni de conflit entre les peuples, mais se réfère
aux particularités de chacun d’eux en tant que leur droit sacré
de conserver et cultiver la richesse de leur tradition contribuant de
cette manière au progrès, à la paix et à la réconciliation de
tous les hommes »30.
Dès lors, ils condamnent le fanatisme nationaliste. Cela risque,
disent-ils, d’altérer ou anéantir les caractères spécifiques
d’autres peuples, d’autres groupes humains dont les «fanatiques»
feront leur cible. Cela violerait le droit sacré d’autrui à la
liberté et à la dignité. Par «autrui»,
ils entendent le droit de toute personne humaine, mais aussi tout
groupe ou toute communauté dont l’individu fait partie31.
L’Église orthodoxe exprime sa
certitude que le vécu de la Croix contient toujours celui de la
Résurrection. À chaque difficulté et épreuve, passée, présente
et future, vécue par les croyants orthodoxes, suit le message joyeux
de la Résurrection, la victoire sur le spectre de la mort32.
Les Primats soulignent que la
théologie orthodoxe est aujourd’hui vivante, grâce à plusieurs
facteurs : la mise en relief de l’enseignement des Pères
grecs, la beauté spirituelle des icônes, la conscience
missionnaire, la vie monastique, l’estime envers les Pères
neptiques, mais surtout, grâce à ses efforts constants destinés à
engager le dialogue avec les autres religions, les courants
philosophiques et la science contemporaine33.
Concernant plus particulièrement notre époque, période de
sécularisation à outrance et d’individualisme, le besoin de
mettre en valeur l’importance de la
sainteté de vie semble plus
qu’impératif. Notre culture se méprend sur sa liberté, la
confondant avec libertinage. Cela a pour résultat de confiner le
«moi»,
ignorant le «toi»,
puisque aux choix illimités pour satisfaire le «moi»
– c’est qui d’ailleurs tient aujourd’hui lieu de liberté
– le «toi»
et l’«autrui»
ne sont rien de plus qu’un objet et un moyen de réaliser l’«ego».
C’est pour cela que le «moi»
cesse de respecter le «toi»,
lui fait de la concurrence, le combat et supprime toute sa valeur,
lorsqu’il sent sa «liberté»
et ses «droits»
menacés par lui.
La tradition orthodoxe est porteuse de spiritualité et
d’ethos ascétique. Sa mise en relief peut aider l’homme
contemporain à sortir des impasses de son individuocentrisme.
Cette expérience orthodoxe s’offre à tous les humains et à tous
les peuples sans exception.
Hormis leur intérêt à l’égard de l’être humain,
les Primats se montrent aussi sensibles à la destruction de la
nature, d’une ampleur de plus en plus inquiétante. Ils lancent un
appel à tout être humain de s’éveiller, de prendre conscience du
problème, puisqu’il incombe à chacun de préserver et protéger
la création de Dieu.
Dans la suite du document, les Primats examinent
d’autres questions importantes, mais sans rapport direct avec le
thème du présent mémoire. J’ai donc jugé utile de ne pas en
parler. En conclusion, ils constatent : « Seul
l’amour envers Dieu, nos semblables et la création entière donne
un sens à notre vie, la menant au salut, même dans les moments les
plus difficiles de l’histoire »34.
D’ailleurs, le message livré par l’Apocalypse est que « le
péché humain et les puissances démoniaques destructrices ont été
anéanties et le seront toujours par Jésus Christ, le Seigneur de
l’Histoire, Qui est ‘l’Alpha et l’Oméga (…) celui qui est,
qui était et qui vient, le Tout-Puissant’ (Ap 1, 8) »35.
Les Primats des Églises orthodoxes montrent donc quel
changement peut être obtenu dans les âmes humaines sous l’influence
de la doctrine orthodoxe. Ils donnent un message d’optimisme qu’à
la fin, tout «mal» sera vaincu par le «bien», en
Jésus Christ.
- Le Sommet des Églises orthodoxes réuni en 2008
Du 10 au 12 octobre 2008, le
Patriarche œcuménique Bartholomaios a réuni, au Phanar, les
Primats des Églises orthodoxes pour marquer l’année paulinienne.
Le sommet, dont le but était de réaffirmer l’unité de l’Église
orthodoxe et de resserrer les liens d’amour unissant les Primats, a
présenté l’enseignement de l’apôtre Paul36
qui, pour l’Église orthodoxe, reste inchangé après tant de
siècles, mais est aussi d’actualité, comme nous verrons dans la
suite de l’exposé37.
Les Primats proclament premièrement
leur position indéfectible et leur « obligation
de préserver l’unité de l’Église orthodoxe dans la foi de nos
Pères […] dans la divine eucharistie, dans l’observation fidèle
du système canonique d’administration de l’Église »38.
Or, l’unité de l’Église est le message que nous lègue l’apôtre
Paul, presque deux-mille ans après39.
Cette unité est d’ailleurs aussi la volonté de Jésus Christ qui
a prié pour que « tous soient
un »40.
Toutefois, c’est à Paul que nous devons le fondement théologique
de cette unité.
Ce qui excédait au plus haut point
l’Apôtre des nations était le manque d’unité et d’amour
entre les membres de l’Église. Pour lui, les inimitiés et les
schismes étaient inconcevables. Il écrit à ce propos aux
Corinthiens de façon significative et solennelle : « Le
Christ est-il divisé? »41.
Pour l’apôtre Paul, le schisme est aussi abominable que le
démembrement de Jésus Christ, car l’Église
est corps du Christ, c’est-à-dire le
Christ lui-même42.
Selon les Pères de l’Église43,
le schisme est un péché si grave que même le martyr de celui qui y
persiste ne peut effacer !
Le Patriarche œcuménique
Bartholomaios, dans son discours d’ouverture du Sommet, affirme que
Paul aurait aujourd’hui réprimandé ceux qui ne s’intéressent
pas à l’unité de l’Église. « Il
est impossible que quiconque puisse vénérer l’apôtre Paul comme
il sied, s’il ne lutte pour l’unité de l’Église »44.
N’oublions pas qu’au concile apostolique, réuni à
Jérusalem, l’apôtre Paul s’est efforcé de combler le fossé
séparant les chrétiens issus des païens et les chrétiens
judaïsants. C’est à cette assemblée qu’a été appliqué ce
qui, plus tard, sera connu sous le terme économie,
c’est-à-dire la foi à l’esprit et non à la lettre de la Loi,
au profit de la personne humaine et de l’unité.
La façon choisie aussi par l’Église
pour résoudre ledit problème, c’est-à-dire la réunion d’un
concile, est à l’origine d’une tradition toujours vivante au
sein de l’Église orthodoxe. « Au
cours des siècles, l’Église a observé la même attitude,
définissant seulement au moyen de synodes ce qui est vrai et ce qui
est hérétique »45.
Toutefois, l’unité de l’Église, à elle seule, ne
suffit pas. Il faut l’unité de l’humanité tout entière,
puisque « l’Église […] existe […] pour l’être
humain et, par delà, pour la création tout entière »46.
« De même en Adam, de même
en Christ, il y a unité du genre humain »47.
Or, Christ est l’humanité, dans son ensemble, la tête du corps
qui est l’Église48.
C’est cette unité que l’apôtre Paul luttait pour préserver et
c’est elle que nous devons, à notre tour, servir aujourd’hui.
Le premier point de valeur pérenne
sur lequel les Primats insistent dans leur message est le devoir
missionnaire49.
Bien entendu, exercé non pas au moyen de la contrainte ni du
prosélytisme, mais dans l’amour,
l’humilité et le respect de la spécificité culturelle de tout
être humain50.
À l’intérieur des Églises
orthodoxes aussi, le devoir d’évangélisation s’avère
impératif. Nul n’ignore qu’en grande partie, les chrétiens
orthodoxes ne sont pas membres actifs de l’Église, alors que
d’autres sont influencés par les courants philosophiques
contemporains. En aucun cas, la théologie orthodoxe ne peut
accomplir son œuvre, en ignorant ces courants philosophiques
contemporains, les préoccupations sociales, l’art, la culture au
sens large. Pour cette raison, la prédication de l’Église doit
aller dans ce sens, c’est-à-dire être « dialectique,
dialogique et conciliante »51.
Les Primats veulent la poursuite du
dialogue avec les autres religions, en dépit des difficultés. Ils
disent dans leur message : « Le
dialogue constitue le seul moyen de
résoudre les différends entre les personnes, en particulier dans
une époque comme la nôtre, où toutes les divisions, y compris
celles au nom de la religion, présentent une menace pour la paix et
l’unité de l’humanité »52.
Le fait que l’apôtre Paul associe
l’unité de l’Église à celle du monde, ajoute une charge
supplémentaire que l’Église se doit d’assumer. Elle doit jouer
partout et toujours un rôle pacificateur. Comme le Patriarche
œcuménique le souligne de façon significative :
« L’Église ne doit pas alimenter le fanatisme religieux […]
En revanche, il faut prendre des initiatives de réconciliation là
où des conflits entre êtres humains sévissent ou éclatent. Le
dialogue interchrétien et interreligieux est la moindre de nos
obligations et il faut s’en acquitter »53.
Nous savons que la crise du monde
contemporain ne se limite pas malheureusement aux relations entre
humains, mais qu’elle touche aussi les relations entre l’homme et
la nature. Le Christ n’est pas seulement la tête des humains, mais
aussi de toutes choses, visibles et invisibles, c’est-à-dire de la
création tout entière. L’Église ne peut donc pas se contenter
d’un rôle de simple observateur face au processus de destruction
de l’environnement naturel qui va en s’aggravant. Les Églises
locales doivent aider leurs ouailles à prendre conscience de la
nécessité de protéger la création de Dieu, la nature. D’ailleurs,
« les causes de la crise
écologique sont profondément spirituelles, dues principalement à
l’avidité et à l’eudémonisme de l’homme contemporain »54,
selon le Patriarche œcuménique. Les Primats affirment donc leur
soutien « aux initiatives
lancées pour la protection de l’environnement »55.
Ils confirment donc le 1er
septembre comme journée de prière
« pour la protection de la Création de Dieu »
et appuient l’idée « d’introduire
la protection de l’environnement comme thème de catéchèse, de
prédication et […] d’action pastorale »56.
Grâce à sa longue tradition ascétique et à son ethos
liturgique, l’Église orthodoxe peut grandement contribuer à
juguler cette crise mondiale. Des efforts, comme ceux que le
Patriarcat œcuménique de Constantinople déploie depuis deux
décennies, doivent en inspirer d’autres parmi les Églises
orthodoxes.
Bien évidemment, les Primats ne
ferment pas les yeux sur les problèmes contemporains internes de
l’orthodoxie. Le Patriarche œcuménique Bartholomaios souligne :
« Nous avons reçu et nous
préservons la vraie foi, telle que nos Pères nous l’ont léguée
moyennant les conciles œcuméniques de l’Église indivise »57.
Cependant, au-lieu d’agir comme une Église unie, en réalité, les
Églises orthodoxes locales donnent malheureusement l’impression
d’une Confédération d’Églises. Selon le Patriarche
œcuménique58,
cela est dû à une fausse interprétation de l’institution de
l’autocéphalie. De nos jours, l’autocéphalie se réfère
souvent aux États et à l’existence de ceux-ci. Nous oublions
cependant que l’existence et les frontières des États sont
fluctuantes, qu’elles dépendent chaque fois des circonstances
historiques. L’autocéphalie d’une Église régit son
administration interne. Concernant néanmoins la foi, elle doit être
en accord avec les autres Églises orthodoxes. Certes, l’orthodoxie
demeure unie dans la foi, les sacrements, etc., mais cela ne suffit
pas. Plusieurs questions exigent l’unanimité des Églises locales,
comme la réunion du saint et grand Concile. Le Patriarche œcuménique
Bartholomaios ajoute : « Nous
avons besoin de plus d’unité, pour nous présenter à l’extérieur
non pas comme une fédération d’Églises, mais comme une seule et
unique Église »59.
Certes, cette unité ne peut être obtenue par la force et la
contrainte extérieure, mais par le sentiment que tous partagent sur
la nécessité de cette unité60.
Sur ce fil conducteur, les Primats ont déclaré que,
hormis le fait d’accélérer la procédure de préparation du saint
et grand Concile de l’Église orthodoxe, ils mettront tout en œuvre
pour : renforcer les dialogues interreligieux ; raviver
l’intérêt pour la protection de l’environnement naturel ;
créer une commission interorthodoxe chargée d’examiner les
problèmes soulevés de bioéthique.
Le dialogue interreligieux peut et doit encourager les
religions à s’asseoir autour d’une table pour discuter de l’être
humain, indépendamment de la religion que celui-ci professe. Les
problèmes qui sévissent et les impasses dans lesquelles se trouve
l’humanité sont des fléaux qui s’abattent sur tous les humains,
dans distinction et sans exception. Or, la solution des problèmes ne
peut que concerner tous les humains, sans aucune précision
qualificative, comme, par exemple, leurs croyances religieuses.
L’orthodoxie est engagée dans cette direction.
La destruction de l’environnement, qui est une
conséquence de l’eudémonisme de la vie contemporaine, ne laisse
pas l’orthodoxie indifférente. L’environnement est création de
Dieu. Or, l’humain doit le protéger. N’oublions pas qu’en
protégeant la nature, il veille sur les droits humanitaires des
générations futures, puisqu’il garantit ainsi leur droit le plus
fondamental, celui à la vie. L’orthodoxie – et le
patriarche œcuménique Bartholomaios, à titre personnel –
s’efforce depuis deux décennies à éveiller l’humanité avant
qu’il ne soit trop tard pour tout le monde.
Le dernier point concerne la création d’une
commission interorthodoxe chargée d’examiner les questions
soulevées par le progrès technologique. L’homme contemporain vit
dans une société de fulgurante évolution technologique, lui
permettant d’intervenir sur le matériel génétique, le changer ou
le transformer. Pour examiner justement les implications de la
technologie sur la personne et son essence humaine, la création
d’une telle commission s’avère absolument nécessaire61.
Les croyants orthodoxes attendent que l’Église prenne
officiellement position sur ces évolutions, face auxquelles ils sont
ébahis, à cause principalement de leur retentissement, mais dont
ils ignorent la problématique essentielle.
Les trois déclarations susmentionnées sont
significatives à cet égard. Elles montrent ne fût-ce que le vif
intérêt de l’Église orthodoxe pour l’être humain ; son
effort aussi, dans le domaine pratique, pour protéger la vie, la
liberté et la dignité humaine. Or, au-delà de tel ou tel courant,
l’Église, comme corps du Christ, doit protéger et éveiller les
humains, qu’ils soient orthodoxes ou non. Lesdites déclarations
montrent que l’Église reste fidèle à ce devoir.
- Principes d’enseignement de l’Eglise russe sur la dignité, la liberté et les droits de l’homme62
En continuant notre parcours des
courants qui existent à l’intérieur de l’orthodoxie sur les
droits de l’homme, il importe de s’arrêter sur l’attitude de
l’Église russe. Cette position est certainement d’actualité,
étant donné que cette Église a récemment63
décidé de publier un document-clé concernant la dignité, la
liberté et les droits de l’homme, intitulé : « Principes
d’enseignement de l’Église russe sur la dignité, la liberté et
les droits de l’homme »64,
fondé essentiellement sur un texte
officiel antérieur65.
Moyennant ce document, l’Église russe entend contester la
conception généralement admise des droits de l’homme et
l’universalité de certains « droits
fondamentaux », considérant que
ceux-ci ne correspondent pas à la réalité ni de la société ni de
la tradition russe66.
Le document, l’Église russe en général, ne cherche pas à
rejeter ouvertement la conquête des droits de l’homme. Il cherche
plutôt à faire une contre-proposition de « nouveaux
droits fondamentaux » découlant
de la tradition orthodoxe67
et qui soient conformes à son enseignement. Priorité y est donnée
au droit social, comme fruit de la tradition orthodoxe, vis-à-vis du
droit individuel, considéré propre à la culture occidentale. Le
document pousse la provocation jusqu’à réclamer un réexamen de
la Déclaration des droits de l’homme68,
ce qui allait certainement déclencher un tollé.
La Communion d’Églises protestantes en Europe (CEPE)
a répondu de façon critique au document de l’Église russe par un
autre texte69
intitulé : « Les droits de l’homme et l’ethos
chrétien »70.
À leur tour, trois théologiens catholiques romains71
répondent à cette prise de position de la CEPE, en soulignant que
ce document de l’Église russe prend clairement position vis-à-vis
des évolutions contemporaines sociales et politiques. Ils
considèrent légitime le vœu du patriarche Cyrille d’imprimer une
dimension plus sociale aux droits de l’homme72,
comme d’ailleurs le prévoit sans son deuxième alinéa l’article
29 de la Déclaration universelle des droits de l’homme73.
Certaines questions soulevées dans
le document de l’Eglise Russe concernent le blasphème,
les relations avec l’étranger (faisant
vraisemblablement allusion à la relation avec les États et la
culture d’Occident), et la
relation État/citoyen. Une
des questions posées est de savoir dans quelle mesure la liberté
d’un artiste, d’un écrivain ou d’un journaliste74,
lui donne le droit d’offenser par son œuvre la foi orthodoxe.
Autrement dit, l’Église russe refuse d’accepter et de justifier
des actes et des ouvrages qui pourraient être qualifiés
blasphématoires, puisque outrageants pour le croyant orthodoxe.
Comment justifierait-on le blasphème comme droit ? Le droit
d’expression de l’artiste serait-il supérieur au droit du fidèle
scandalisé à la vue ou à la lecture d’ouvrages
«blasphématoires» ?
Des cas qui expliquent l’inquiétude des Russes
orthodoxes ont déjà fait leur apparition dans l’espace grec. Il y
a deux ans, Athènes avait accueilli une exposition de nombreuses
œuvres d’art et de peinture moderne, qui plus est, sous l’égide
du ministère grec de la culture. Parmi les œuvres exposées, il y
avait une, outrageante pour les croyants orthodoxes, puisqu’elle
représentait un acte obscène avec une croix. Comme exemple de
blasphème, on peut aussi citer deux livres : Le Mn
de Mimis Androulakis et le Da Vinci Code de Dan Brown. Tous
deux parlent de relation érotique du Christ avec Marie Madeleine. Il
semble évident que de nombreux croyants ont été scandalisés par
ce récit romancier sur le Dieu-homme. Les cas, ci-dessus cités en
exemple, créent de l’incertitude au sein de l’orthodoxie, mais
aussi du christianisme au sens large.
Est-elle toutefois justifiée, au
point de conduire à des thèses comme celle de l’Église russe ?
Les droits de l’homme sont un produit de la modernité. Étant
donné que ces droits se veulent et doivent être universels et
pan-humains, ils concernent aussi des êtres humains qui axent leur
vie sur la religion. Dans ce cas, nous sommes confrontés au problème
suivant. L’artiste ou l’écrivain, dans les cas cités ci-dessus,
a le droit à la liberté d’expression et celui de s’exprimer par
sa création. Le même principe vaut cependant aussi pour le croyant,
qu’il soit chrétien, musulman, juif, etc.75.
C’est son droit de croire et de pratiquer une religion. Qu’en
est-il donc lorsque l’œuvre du premier nuit à la liberté du
second ? Faut-il que l’artiste ou l’écrivain soit censuré
pour ses ouvrages ? Si cela arrive, quel est-il le progrès
marqué par l’humanité ? Régressera-t-elle à des périodes
où un homme de l’envergure de Socrate a été condamné à mort ?
Il est difficile de fournir des réponses dans le
contexte du présent mémoire. Je reconnais l’insécurité et les
risques créés par le « blasphème » de l’art
profane – de la société laïque, au sens large – dans
les milieux chrétiens. Néanmoins, censurer l’art et la création
humaine ne saurait être la réponse à cette inquiétude. Ce n’est
que par le dialogue entre la modernité sécularisée et l’orthodoxie
qu’une solution puisse être trouvée. Cela, étant donné que les
mesures extrêmes – la censure imposée aux artistes –
mènent à des courants extrémistes – division sociale –
dont le seul résultat serait l’impasse.
Un autre point souligné dans le
document concerne les relations avec l’étranger. Le document
affirme que les autres cultures – sous-entendant la culture
occidentale qui semble donner le ton dans l’actuelle étape
historique – ne doivent pas imposer leur conception76
du mode de vie humaine, à des cultures de tradition différente77.
Ici apparaît la contestation bien connue des droits de l’homme,
considérés comme une tentative impérialiste camouflée de
l’Occident de s’imposer dans des sociétés animées par des
croyances et des idéaux différents. Bien entendu, le problème ne
réside pas dans les droits de l’homme en tant que tels. Il est
associé à la politique de ceux qui, au nom des droits de l’homme,
tentent d’imposer leurs opinions et pratiques totalement étrangers
aux dits droits. Les droits de l’homme expriment des valeurs
universelles, sans caractériser ni isoler tel ou tel individu quelle
que soit la race, la religion et la tradition à laquelle il
appartient. C’est donc leur interprétation qui doit être débattue
et non pas leur essence qui présente l’Homme comme la valeur
suprême, respectée par tous sans exception. Les cultures qui n’ont
pas vécu la crise, à travers laquelle les droits de l’homme ont
pris naissance, ont de la peine à comprendre leur nécessité.
Toutefois, elles bénéficient de l’avantage suivant : tout en
acceptant les droits de l’homme, elles peuvent agir à l’instar
de Prométhée pour prévenir les dangers que ce tournant historique
leur réserve et non pas attendre les évolutions pour agir, à
l’instar d’Epiméthée78.
Un troisième point sur lequel il
importe d’insister concerne les relations entre l’État et le
citoyen. Dans le contexte de cette relation, on souligne les dangers
latents lorsque l’État intervient dans la vie du citoyen, non pas
comme exprimant la volonté de celui-ci, mais comme son
manipulateur79 ;
manipulateur qui veut en faire un citoyen docile. Certes, la lecture
correcte des droits de l’homme voit les États comme les défenseurs
légaux de la dignité humaine, et non pas comme instruments de son
aliénation. Malheureusement, nul n’ignore que la réalité est
très loin de la théorie…
En dernier lieu, la priorité donnée
au droit social, orthodoxe80,
vis-à-vis du droit individuel risque d’anéantir la spécificité
de la personne. De fait, face au droit social, on donne peu de
chances à la différence de s’exprimer et de créer, libre de la
« censure idéologique »
que peut exercer sur elle le corps social. Nous aurions ainsi la
naissance d’un absolutisme de la majorité, opposé aussi à
l’essence des droits de l’homme qui reconnaissent et acceptent
tout être humain, indépendamment du milieu dans lequel celui-ci
vit. La lutte pour les droits de l’homme a pour objectif l’être
humain universel, et non pas tel ou tel individu ou groupe humain. Ce
danger doit être sérieusement pris en compte, pour ne pas risquer
d’aller de Charybde en Scylla.
Notons aussi qu’il émane du
document un certain localisme81,
qui sied peu à la conception orthodoxe d’œcuménicité et qui
pourrait facilement être taxé d’orthodoxisme82.
Les droits de l’homme transcendent toute idée de localité et de
groupe, les nations y comprises, et se réfèrent à l’Homme, à
chaque homme. De l’autre côté, cela ne signifie pas que l’être
humain faille abolir ses caractéristiques au profit de droits quels
qu’ils soient83.
En revanche, il doit enrichir, par sa propre tradition et identité,
leur essence et leur portée.
Le document de l’Église russe concernant la dignité
humaine et les droits de l’homme montre combien la question en soi
est importante. Il montre aussi combien ces droits sont importants
pour le christianisme et dans quelle mesure l’intervention
orthodoxe en la matière est cruciale et utile. Concernant aussi le
problème d’approche théologique des droits de l’homme comme
conquête centrale de la civilisation contemporaine, l’avenir
appartient au dialogue responsable basé, non pas sur des positions
confessionnelles prises à la légère, mais sur des critères
théologiques authentiques.
1
« Décisions
de la IIIe
Conférence panorthodoxe préconciliaire (Chambésy, 28 octobre –
6 novembre 1986) », Episkepsis
369
(1986)
18.
16
« Décisions
de la IIIe
Conférence panorthodoxe préconciliaire (Chambésy, 28 octobre –
6 novembre 1986) », Episkepsis
369
(1986)
22.
23
Comme
exemple significatif traduisant dans les actes cette déclaration,
signalons l’œuvre accomplie par le diocèse orthodoxe du Cameroun
qui y a créé des dispensaires et des écoles dont l’accès est
gratuit aux habitants de la région.
28
« Célébration
à Patmos du 1900ème
anniversaire du livre de l’Apocalypse de saint Jean et réunion
des Primats de l’Église orthodoxe », Episkepsis
522
(1995) 4.
36
Patriarche
œcuménique Bartholomaios, «…
l’enseignement de l’apôtre Paul ne concerne pas uniquement le
passé […] il est toujours d’importance et d’actualité »,
« Réunion des Primats des Églises orthodoxes »,
Episkepsis
692
(octobre 2008) 4.
39
Patriarche
œcuménique Bartholomaios, « L’apôtre
Paul est peut-être le premier théologien de l’unité de
l’Église. Depuis sa création, celle-ci vit l’unité comme une
caractéristique essentielle », Idem.
44
Patriarche
œcuménique Bartholomaios, « Réunion des Primats des Églises
orthodoxes », Episkepsis
692 (octobre 2008) 5.
50
Patriarche
œcuménique Bartholomaios, « …
Nous
devons encourager et soutenir, par tout moyen approprié, la mission
auprès de ceux qui sont en dehors de l’Église, comme, par
exemple, celle du Patriarcat d’Alexandrie exercée dans l’immense
continent d’Afrique », Ibidem, p.
7.
61
Jean
Zizioulas, métropolite de Pergame, « La personne et les
interventions génétiques » revue grecque Indiktos
14
(juin 2001) 67.
62
Les
thèses analysées et commentées au présent chapitre sont tirées
du site : http://www.orthodoxeurope.org
publiées par la Représentation de l’Église orthodoxe russe près
les institutions européennes.
64
Kyrill
Patriarch von Moskau und der ganzen Rus’, Freiheit
und Verantwortnung im Einklang, Zeugnisse für den Aufbruch zu einer
neuen Weltgemeinschaft, Institut
für Ökumenische Studien der Universität Freiburg Schweiz, 2009,
p. 220-239
66
« “The
Bases of the Social Concept” is not a manual for private use: it
is a public document in which the Russian church expresses its
official positions openly and explicitly»,
Bishop Hilarion Alfeyev, Orthodox
Witness Today, WCC
Publications, Geneva, 2006,
p. 212.
67
L’Église
russe réclame fondamentalement que le droit social prime le droit
individuel défendu par les droits de l’homme.
69
Ledit
document, ainsi que la réponse des théologiens catholiques romains
me sont parvenus lorsque mon mémoire était déjà achevé. J’ai
finalement décidé de leur consacrer un court paragraphe, car, me
semble-t-il, ils évoluent dans le même sens que le présent
travail, c’est-à-dire qu’ils engagent le dialogue pour placer
la dignité humaine au centre des débats sur la question.
72
Kyrill
Patriarch von Moskau und der ganzen Rus’, Freiheit
und Verantwordnung im Einklang, p.
124.
73
Déclaration
universelle des droits de l’homme adoptée par l’assemblée
générale des Nations Unies le 10 décembre 1948,
Article
29, 2 : « Dans
l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés,
chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi
exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des
droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes
exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général
dans une société démocratique. »
74
“The
idea of moral values in legislation, mass media and culture is
‘legitimate’ and justified”,
affirme
l’archiprêtre Vsevolod Chaplin, vice-président du département
des relations extérieures du Patriarcat de Moscou.
http://www.orthodoxeurope.org/page/19/2/505.aspx
75
Il
suffit de penser aux suites, en Europe et dans le monde arabe, de la
publication par un journal danois de caricatures du prophète
Mohammed.
76
“…
In
cases where human law completely rejects the absolute divine norm,
replacing it by an opposite one, it ceases to be law and becomes
lawlessness, in whatever legal garments it may dress itself”,
Les
bases du concept social, IV.3,
in : Bishop Hilarion Alfeyev, Orthodox
Witness Today, WCC
Publications, Geneva, 2006, p. 213.
77
Métropolite
Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Évangile
et la liberté, Les
valeurs de la tradition dans la société laïque,
éd du Cerf, Paris 2006, p. 178 :
« Bien que l’idée centrale de la conception des droits de
l’homme – la dignité de la personne – soit
chrétienne en ses origines, la forme contemporaine de sa
réalisation politique et sociale s’est développée
indépendamment de la vie spirituelle et de l’expérience des pays
de tradition orthodoxe. Cette remarque concerne, avant tout, les
civilisations non chrétiennes. »
78
Le
jeu de mots concerne le mythe cité par Platon dans Protagoras
320d-323a.
Épiméthée
est l’archétype éternel de toute société qui, « à
l’instar d’un enfant », n’agit
qu’après avoir subi.
En revanche, Prométhée
prévoit les
choses à venir et prend des mesures avant
qu’elles ne surviennent.
79
Bishop
Hilarion Alfeyev, Orthodox
Witness Today, WCC
Publications, Geneva, 2006, p. 221: «For
Christians, it is God who is regarded as the source of legal and
social norms, and the Christ’s commandments constitute an
immutable moral law. The Christian system of values is theocentric
and Christocentric. By comparison, secular humanism is
anthropocentric, since it regards the human person as the “measure
of all things”…»
80
“Human
self-affirmation leads to self-destruction”, affirme
Hilarion Alfeyev, métropolite de Vienne et d’Autriche, dans un
entretien accordé à
la revue Science
and Religion. http://www.orthodoxeurope.org
81
Bien
que dans son introduction, Les
fondements de la doctrine sociale, il
affirme explicitement : « …
l’Église associe en elle-même les principes universel et
national»,
Les
fondements de la doctrine sociale, éd.
du Cerf – Istina,
Paris 2007, p. 24.
82
« Les
chrétiens orthodoxes, tout en étant conscients d’être citoyens
de la patrie céleste, ne
doivent pas oublier leur patrie terrestre »,
idem.
Epilogue
orthodoxie et droits de l’homme
La nécessité et les perspectives du dialogue
La nécessité et les perspectives du dialogue
Aux chapitres précédents, j’ai examiné les courants dominants
dans l’espace orthodoxe concernant les droits de l’homme, les
thèses officielles de l’Église orthodoxe exprimées dans les
déclarations récentes des Primats et de leurs délégués, ainsi
que les deux documents du Patriarcat de Moscou qui ont eu un écho
retentissant. Or, il a été montré que cette question est largement
débattue au sein de l’orthodoxie.
Quelle que soit la position, positive ou critique,
à l’égard des droits de l’homme, on ne peut que constater
l’importance qu’ils ont pour l’être humain. C’est la
première fois dans l’histoire qu’ils sont exprimés comme une
revendication, formulés et garantis légalement, défendant la
valeur de toute existence humaine. « …
le caractère universel des droits de l’homme nous oblige à parler
de l’homme, au sens large, et de sa valeur »1.
Au sein des droits de l’homme on peut repérer des points indiquant
que les valeurs chrétiennes sont à la source de ces droits. Cela ne
les empêche pas d’être une conquête de la modernité.
Dans leur majorité, les populations orthodoxes
vivent dans des sociétés qui sont influencées et imprégnées des
valeurs préconisées par les droits de l’homme, synonyme pour eux
de revendication pour la liberté et la justice. Les peuples
orthodoxes font partie du monde contemporain qui est un produit de la
modernité. Ils doivent voir la réalité à travers ce monde et non
pas juger de tout comme s’ils ne participaient pas ou s’ils
s’opposaient à ce monde et la culture que celui-ci exprime. Ces
principes, formulés par les Lumières, déterminent le mode de vie,
au niveau universel. Les croyants orthodoxes ne font certainement pas
exception. Au contraire, étant eux-mêmes membres de sociétés qui
expriment les conquêtes centrales de la modernité, dont les droits
de l’homme sont la pierre angulaire, le dialogue avec ces droits
semble nécessaire. En effet, « la
conception orthodoxe de la liberté présuppose une autonomie ‘de
conscience’ de l’homme ; elle ne contredit ni la liberté de
conscience et le développement libre de la personnalité d’un
chacun ni la liberté de conscience religieuse, légalement
proclamée »2.
Certes, nul n’ignore les deux thèses opposées, prônées par
certains orthodoxes, autrement dit, soit le rejet en bloc soit
l’acceptation irréfléchie des valeurs occidentales.
Manifestement, les deux tendances sont sans issue.
Le rejet en bloc de tout ce qui est occidental,
les droits de l’homme y compris, implique un repli sur soi de
l’orthodoxie, alimentant peut-être aussi la tentation de céder au
fondamentalisme. Il ignore aussi la portée œcuménique des droits
de l’homme et de la tradition elle-même qui est œcuménique par
excellence et ouverte aux spécificités des peuples3.
L’autre extrême c’est l’acceptation irréfléchie de tout ce
qui vient de l’Occident, assortie d’une dépréciation de
l’orthodoxie. Elle indique une ignorance totale des contradictions
internes des Lumières, mais aussi des aspects œcuméniques de
l’ethos orthodoxe. Les représentants de ce courant associent trop
facilement la tradition orthodoxe à l’« orthodoxisme ».
Ils acceptent avec gratitude tout ce qui vient de l’Occident,
ressassant des thèses d’époques révolues au cours desquelles les
relations entre orthodoxie et Lumières n’étaient certes pas les
meilleures. Dans le passé, des controverses pareilles ont alimenté
des débats intéressants. De nos jours, elles sont toutefois
stériles et doivent laisser la place à un dialogue fécond.
Entre lesdits deux extrêmes se situe le dialogue entre l’orthodoxie
et les droits de l’homme, dialogue considéré indispensable. Étant
porteurs de la civilisation contemporaine, nous avons l’obligation
de partager notre expérience spirituelle avec notre milieu, en
participant aux fermentations de la problématique actuelle portant
sur les droits de l’homme ; en cherchant aussi dans
l’enseignement orthodoxe des éléments qui vont dans le même sens
que les droits de l’homme. Il existe de nombreux éléments dans la
tradition orthodoxe, comme, l’approche patristique de l’homme
créé à l’image de Dieu et de la personne4 ;
« l’esprit œcuménique de l’orthodoxie ; le respect
de la spécificité culturelle des peuples évangélisés ; la
théologie orthodoxe sur la liberté ; le caractère social de
l’ethos orthodoxe ; l’idée de communauté »5,
etc. La liberté peut ainsi être mise en relief, en même temps,
comme droit individuel de tout être humain et comme un « droit
de la personne »6
irremplaçable. « La parole de l’amour comme ‘communion’
et comme auto-réalisation morale de la personne doit engager le
dialogue avec les droits de l’homme comme liberté, et comme
autodétermination individuelle et collective. La société
grecque-orthodoxe tirera bénéfice et renouveau de ce dialogue de
l’éthique avec le droit »7.
Les droits de l’homme ne sont pas inconciliables avec les postulats
orthodoxes fondamentaux sur l’homme8.
Loin d’être incompatible et irréalisable, le dialogue entre ces
deux entités est capable de les enrichir toutes les deux. Comme nous
l’avons vu aux chapitres correspondants, l’archevêque Anastase
de Tirana et le métropolite Jean de Pergame se soucient de
l’éventualité de voir les droits de l’homme devenir lettre
morte. D’être réduits à de simples revendications individuelles
ne possédant plus aucune valeur pour l’homme universel. Pour eux,
le fait d’enrichir les droits de l’homme de la doctrine orthodoxe
sur l’amour et la personne peut contribuer à leur compréhension
plus profonde. Dans sa forme légaliste, le droit ne suffit pas. Il
faut lui imprimer comme dimension de fond, l’«équitable» de
l’amour : « Il y a donc bien identité du juste et de
l’équitable, et tous deux sont bons, bien que l’équitable soit
le meilleur des deux »9,
selon Aristote.
Selon Professeur Phidas, «
répondre aux questions décisives sur les
droits de l’homme signifie pour l’Eglise s’engager sur le plan
social et passer son message dans la société moderne et dans le
dialogue internationale »10.
Malgré les différences entre l’anthropologie chrétien et
l’anthropologie des droits de l’homme, l’Eglise «
n’exclut pas de sa mission pastorale le souci pour la protection
des libertés fondamentales de la personne humaine, car elle
considère toute la réflexion contemporaine sur les droits de
l’homme légitime »11.
Grâce au dialogue, l’orthodoxie peut contribuer
à la sociabilité, non pas comme courant opposé aux droits de
l’homme soi disant d’emblée et essentiellement centrés sur
l’individu, mais comme leur complément. Souligner le besoin de
l’homme d’être en communion avec d’autres individus, de valeur
égale. « Tous les êtres sont
relationnels, c’est-à-dire qu’ils s’appuient sur une relation
avec d’autres êtres. Le monde est une relation »12.
L’orthodoxie prime la dimension sociale de la
liberté. « Sans doute, l’élément
essentiel de la liberté a été vécu et préservé dans l’Orient
orthodoxe, plus clairement qu’en Occident qui a nourri le
subjectivisme »13.
L’orthodoxie a une thèse claire sur la nature sociale du
christianisme. Moyennant sa doctrine sur la personne, elle peut
contribuer essentiellement aux droits de l’homme. Le dialogue nous
fournit une occasion unique de formuler et exposer plus clairement
les thèses orthodoxes, mettre en évidence leur contenu
anthropologique et humanitaire.
Le fait pour l’orthodoxie de souligner les
droits sociaux ne doit pas être considéré qu’elle ignore les
droits individuels. « Les droits
de l’homme sont indivisibles »14.
Les droits aussi bien individuels que sociaux découlent d’une même
idée : celle de la liberté de l’homme. D’ailleurs,
répétons-le, ce qui devrait principalement intéresse, c’est de
révéler le contenu humanitaire de l’ethos orthodoxe et sa valeur
pour l’homme contemporain, contribuant ainsi à élargir la
conscience de soi orthodoxe.
Bien évidemment, l’Église orthodoxe ne doit pas s’opposer à
l’exploit que les droits de l’homme représentent. Elle « doit
les considérer comme des conditions fondamentales pour développer
davantage la spiritualité néo-orthodoxe »15.
Autrement dit, ce n’est pas seulement l’orthodoxie qui contribue
aux droits de l’homme, mais « les droits de l’homme
enrichissent aussi l’orthodoxie »16.
Le dialogue avec les droits de l’homme peut
aussi être une occasion pour l’orthodoxie de faire son
autocritique. Lui permettre de se demander pourquoi elle n’expose
pas son message œcuménique avec cohérence, puisque « sa
théologie et son histoire confirment son caractère œcuménique.
[L’orthodoxie] n’a jamais voulu imposer une culture précise ni
un ‘système’ de vie monolithique aux peuples qui y ont adhéré.
Elle a toujours cru à la paix et à la réconciliation des
peuples»17.
Bien que l’orthodoxie ait une part de responsabilité dans
l’« orthodoxisme » qu’on lui reproche, elle doit le
récuser en mettant en relief ses éléments œcuméniques. Il est
regrettable que l’orthodoxie soit présentée « comme
la tradition, par excellence, favorisant et entretenant le
nationalisme sinon le fanatisme chauvin » ; alors
que traditionnellement, « elle a
insisté sur l’universalité de toute communauté ecclésiastique
locale, indépendamment de race et de langue »18.
Le fait d’accepter les droits de l’homme implique aussi
l’acceptation de leurs « conséquences
régulatrices incontournables »19.
Dans les années à venir, au sein du dialogue, l’orthodoxie
continuera à mettre en avant la liberté comme question-clé. Les
droits de l’homme sont la manifestation contemporaine des luttes
pour la liberté, la justice et la paix. Or, en contribuant à faire
prendre conscience de l’importance de ces droits, l’orthodoxie
doit mettre en valeur ses propres postulats humanitaires, le
dynamisme de l’évangile de l’amour.
La liberté laïque prônée par les droits de l’homme est certes
délimitée en se basant sur l’expérience de la liberté en
Christ. « … la liberté ‘intérieure’ diffère de la
liberté extérieure. On appelle vraiment libre celui qui aime »20.
Dans ce contexte, il ressort que « le ‘dû’ (du grec,
devoir) orthodoxe sur l’homme est plus vaste, en force et en élan,
que l’horizon des droits de l’homme »21.
C’est pour cela que, selon l’enseignement orthodoxe, la forme
suprême de liberté est la possibilité pour l’homme d’« aller
même jusqu’à sacrifier librement ses ‘droits’, à l’amour »22.
Certes, il s’agit là d’une chose « qui n’est pas
imposée mais librement consentie. L’amour reste une décision
dynamique rayonnant au-delà des limites étroites de constructions
juridiques, dispensatrice de liberté vis-à-vis non seulement de la
loi pharisaïque, mais aussi de toute loi humaine. ‘L’amour est
donc le plein accomplissement de la loi’ (Rm 13, 10 »)23.
La « liberté orthodoxe » est un don de la grâce
divine et n’insiste pas sur la revendication de droits. En
revanche, « elle se considère être intégrée dans un
réseau d’amour qui se réalise comme un continuel dépassement de
soi et comme un élan vers le prochain »24.
N’oublions pas que le droit fondamental humanitaire à tirer de
l’esprit animant la spiritualité orthodoxe est le droit
« d’aimer Dieu dans son prochain, d’aimer son prochain pour
la grâce de Dieu »25.
Sans aucun doute, les droits de l’homme seront aussi à l’avenir
une des questions brûlantes de l’humanité. Les divers courants
opposés concernant les droits de l’homme ont créé une tension
dans l’espace orthodoxe. Cette tension doit déboucher sur un
dialogue constructif et non pas sur une controverse stérile, comme
celle du passé. Car, concernant la compréhension et la réalisation
des droits de l’homme, « une société croyante éclairée
est meilleure qu’une société exclusivement croyante » ;
et réciproquement, « une société éclairée et
croyante est meilleure qu’une société exclusivement éclairée »26.
Or, manifestement, « l’Église et la théologie ne peuvent
pas ignorer la grande importance des droits de l’homme »,
puisque « nous ne pouvons pas imaginer notre avenir sans ces
conquêtes humanitaires déterminantes »27.
1
Antoine
Manitakis, « Orthodoxie et Droits de l’homme »,
Orthodoxie
et Modernité, ouvrage
collectif, Diocèse métropolitain de Dimitrias, éd. Indiktos,
Athènes 2007, p. 204-205. (en grec.)
3
Il
est clairement question du respect que l’Église orthodoxe voue à
la langue et aux coutumes des peuples évangélisés. L’assimilation
culturelle peut et doit comprendre toutes les formes d’une
culture. Il suffit de garder les aspects fondamentaux de l’optique
de la Bible. D’une manière ou d’une autre, Dieu pénètre dans
chaque civilisation.
4
Antoine
Manitakis, « Orthodoxie et Droits de l’homme », op.
cit., p.
205 : « La
pensée théologique chrétienne, surtout chez les Pères grecs, est
centrée sur l’idée de la personne comme notion et vécu. Le «à
l’image et la ressemblance» (Ge 5, 7), conformément à
l’interprétation orthodoxe, se réfère à l’homme comme
personne et non pas comme individu. »
5
Constantin
Délikostantis, « Orthodoxie et Droits de l’homme,
Propositions pour surmonter la controverse stérile entre
« orthodoxisme » et « fondamentalisme de la
modernité », dans : Orthodoxie
et Modernité, ouvrage
collectif, Diocèse métropolitain de Dimitrias, éd. Indiktos,
Athènes 2007, p. 194. (en grec.)
6
« …
dans l’orthodoxie grecque, la liberté de la personne a été
conçue comme amour, comme liberté transcendant les limites de
l’individu, comme libre soumission de la volonté du ‘moi’ à
la volonté du ‘toi’, comme ‘relation aimante’ », Jean
Zizioulas, métropolite de Pergame, « Esprit européen et
orthodoxie grecque », Euthynie,
Phylladio Néohellinikou Provlimatismou, fasc.
167, Athènes 1985, p. 572. (en grec.)
8
Métropolite
Callinique du Pirée, « Droits et obligations de l’homme »,
journal grec To
Béma,
04-12-2005 : « Tous
les hommes sont égaux. Ils sont images de Dieu. Ils sont des
personnes uniques, avec les mêmes droits et les mêmes
obligations. »
10
Vlassios
Phidas, «
L’Eglise et les droits de l’homme dans l’expérience
contemporaine »,
Les
études théologiques de Chambésy 12, Religion et Société,
éditions
du Centre Orthodoxe du Patriarcat Oecumenique, Chambésy – Genève
1998, p. 253
12
Jean
Zizioulas, métropolite de Pergame, « Orthodoxie et monde
moderne », tiré à part, 1er
volume de l’ouvrage « Edification
et Témoignage » Marque d’amour et d’honneur à Son
Éminence le métropolite Denis de Servia et Kozani, Kozani
1991, p. 227. (en grec.)
13
Constantin
Délikostantis, « Orthodoxie et Droits de l’homme,
Propositions pour surmonter… », op.
cit., p.
196.
15
Nikos
Mouzélis, « Lumières et Néo-orthodoxie. La recherche
d’identité nationale », journal grec To
Béma, 28-05-1995.
16
Constantin
Délikostantis, « Orthodoxie et Droits de l’homme,
Propositions pour surmonter… », op.
cit. p.
197.
17
Jean
Zizioulas, métropolite de Pergame, « Orthodoxie et monde
moderne », Journal grec I
Kathimerini, 05-09-1993.
19
Constantin
Délikostantis, « Orthodoxie et Droits de l’homme,
Propositions pour surmonter… », op.
cit., p.
198.
21
Archevêque
Anastase de Tirana et de toute l’Albanie,
Universalité et orthodoxie, op. cit., p.
100.
24
Constantin
Délikostantis, Les
Droits de l’homme, Produit d’idéologie occidentale ou ethos
œcuménique, éd.
frères Kyriakidis, Thessalonique 1995, p. 79. (en grec.)
25
E.
Benz, Menschenwürde
und Menschenrecht in der Geistesgeschichte der Östlich-Orthodoxen
Kirche, op. cit. p.
89.
27
Constantin
Délikostantis, « Les Droits de l’homme : défi
permanent lancé aux religions », Annuaire
scientifique de la Faculté de théologie, université d’Athènes,
vol.
37, Athènes 2002, p. 456. (en grec).
PANAGIOTIS FOUKAS / ΠΑΝΑΓΙΩΤΗΣ ΦΟΥΚΑΣ
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