LES DROITS DE L'HOMME ET L'ORTHODOXIE - PANAGIOTIS FOUKAS / ΠΑΝΑΓΙΩΤΗΣ ΦΟΥΚΑΣ


PANAGIOTIS FOUKAS / ΠΑΝΑΓΙΩΤΗΣ ΦΟΥΚΑΣ
                                               Introduction
  1. XXe siècle: siècle des droits de l’homme?
Le XXe siècle a malheureusement engendré la Seconde guerre mondiale, une des pages noires dans l’histoire de l’humanité. Il a pourtant été qualifié de siècle des droits de l’homme1. Car, étant précisément confronté aux effets horrifiants de cette guerre, il a fait renaître la vision universelle et la réalisation des droits de l’homme. Les droits de l’homme sont la conquête politique majeure du siècle passé2. Ils font partie de notre quotidien, ainsi que de l’actualité politique, et ils servent d’ange gardien de l’homme, face à l’arbitraire de l’État et l’oppression sociale3. Par-dessus tout, ils visent à instaurer la paix, étant eux-mêmes la pierre angulaire de la paix. Ce serait une paix juridiquement étayée et susceptible de concilier la liberté de toute personne et celle des autres4. Il ne fait pas de doute que les droits de l’homme ont rendu notre monde plus humain5.
Les droits de l’homme se trouvent à la base de ce que Karl Popper appelle une société ouverte : un mode de « coexistence des hommes, où la liberté des individus, l’absence de violence, la protection des minorités et des faibles sont considérées comme valeurs fondamentales6». L’être humain est conscient que ces valeurs sont désormais des conditions fondamentales de sa vie quotidienne. C’est précisément pour cette raison que le discours sur les droits de l’homme est discours sur la liberté, la dignité humaine, l’indépendance et l’identité des peuples, l’humanisme et la paix7.
Malheureusement, la vision des droits de l’homme se heurte à la réalité brutale. Les États, dans leur quasi-totalité, reconnaissent théoriquement que les droits de l’homme sont en vigueur, mais leur pratique diffère passablement. Tantôt ils en privent leurs citoyens, tantôt, sous prétexte de les défendre, ils commettent des actes qui s’opposent à l’essence même des droits de l’homme. Il est donc très important de comprendre que les droits de l’homme ne constituent pas une conquête faite à un moment de l’histoire qui, depuis, puisse être considérée comme donnée. Au contraire, ils sont, encore aujourd’hui, une mission, une obligation et un devoir que nous devons servir. C’est, ce doit d’être, une lutte continue d’individus, de groupes et d’organismes, destinée à faire de la reconnaissance théorique des droits de l’homme une réalité palpable. D’ailleurs, « la lutte pour la paix et la coopération internationale va absolument de pair avec la lutte pour la protection et l’élargissement des Droits de l’homme »8.
Née des cendres de la Seconde guerre mondiale, consciente de la nécessité de valeurs communes susceptibles d’assurer la coexistence pacifique des peuples, l’Organisation des Nations-Unies (ONU) joue dans cette lutte le rôle principal. En 1948, trois ans à peine après sa création, avec la Déclaration universelle des Droits de l’homme, l’ONU change le cours de l’histoire. Elle est appelée à jouer le rôle d’ambassadeur universel des droits de l’homme, mais aussi de gardien de ces droits. Les droits de l’homme « doivent dorénavant être considérés comme l’idéal commun et la base commune de régulation pour tous les peuples de la terre et pour tous les États »9.
Avec la Déclaration universelle des Droits de l’homme, nous n’avons pas simplement une innovation juridique, mais une révolution de grande envergure, dont la réussite ou l’échec juge largement du sens ou de l’échec du modèle culturel contemporain, c’est-à-dire du monde moderne et des principes humanitaires. C’est une révolution de valeur égale sinon supérieure à celles du XVIIIe siècle qui ont fondé l’état de droit contemporain10. Bien qu’il ait fallu deux décennies pour que soient signées les conventions internationales engageant les États-membres, celles-ci ont finalement été entérinées et elles sont désormais réalité. Or, les droits de l’homme donnent le ton à notre époque.
L’ONU a parfois été accusée de servir les intérêts de certains groupes et États, d’être finalement une institution inefficace. Du fait même d’exister comme gardien de ces droits, l’ONU renforce leur vision et entretient la soif de lutte qui, un jour, apportera la vraie paix, au niveau des individus, des peuples et des États. Le rôle institutionnel de l’ONU a donné aux droits de l’homme la possibilité d’avoir une garantie légale internationale et de devenir un ethos universel. C’est justement cette portée légale internationale qui constitue le pari gagné par le monde contemporain. Il ne suffit pas pourtant de se reposer sur nos lauriers. Les dangers et les menaces qui pèsent sur la dignité humaine sont évidents et la coexistence pacifique des individus et des peuples n’est encore assurée. C’est là que réside le pari de notre génération : faire en sorte que les droits de l’homme deviennent une réalité pour la majorité, sinon pour la totalité de l’humanité ; passer de la vision et de leur garantie, qui souvent n’est que « théorique », à leur respect largement traduit dans des actes !
  1. Bref historique
Sans la moindre exagération, l’histoire politique moderne de l’humanité est une lutte pour la garantie constitutionnelle et la réalisation des droits de l’homme. Il s’agit de faire reconnaître et garantir juridiquement les conditions humaines fondamentales, d’assurer les termes de vie digne11 et libre à laquelle tout être humain a droit, sans discrimination d’aucune sorte : race, sexe, âge, classe sociale et niveau d’éducation12.
Les civilisations antérieures à la nôtre n’ont pas développé des droits de l’homme tels que nous les définissons aujourd’hui. Ni les Grecs anciens ni les Romains ne connaissent de tels droits. Selon Cornélius Castoriadis, « l’idée que les individus préexistent, dotés des droits imprescriptibles, indépendamment […] de la société avec laquelle ils contractent des relations consensuelles »13 est une innovation de notre temps. Au-delà des clichés sur ces grandes civilisations du passé, nous devons faire remarquer que les deux modèles culturels avaient institué l’esclavage. Cela suffit à montrer que l’existence de droits dans leur sens contemporain était impossible, c’est-à-dire des droits appartenant à l’homme comme être humain14. Comme Héraclite le croyait, la « guerre est le père de toutes choses […] il a fait […] de quelques-uns des esclaves, de quelques-uns des libres »15. La conception de cette époque, la vision dont je viens de parler, voyait cette différence et la reproduisait dans sa réalité sociopolitique. Il y a eu certainement des exceptions, mais la réalité quotidienne d’alors était loin de la société des droits de l’homme. D’ailleurs, « chez les Anciens, l’État conservait tous les droits qui n’étaient pas expressément accordés à l’individu » ; en revanche, « chez les Modernes, l’individu possède tous les droits, hormis ceux auxquels il a renoncé au profit de l’État »16. Autrement dit, il y a là une inversion des pôles de pensée. Les droits de l’homme priment l’être humain en tant que tel et sa dignité. En revanche, chez les Anciens, il y a une subordination totale de l’individu au pouvoir du groupe. Concernant les droits individuels, on en ignore même la notion17. Cela ne signifie pas, pour autant, l’absence de hautes valeurs morales ou de liberté dans ces sociétés. Ces concepts sont d’ailleurs l’apport à l’histoire de l’humanité du génie grec et de la civilisation grecque. Les droits de l’homme, constitutionnellement garantis, sont néanmoins un phénomène de la modernité.
Or, l’idée des droits de l’homme est un produit nouveau dans l’histoire humaine. Elle porte en soi les quêtes morales éternelles de l’être humain concernant sa coexistence avec son semblable. C’est cependant dans le monde occidental qu’ils sont formulés – et revendiqués – pour la première fois, à travers une série d’aventures et de fermentations historiques18, issues de crises spirituelles, politiques et économiques précises. Celles-ci ont donné naissance à la conception contemporaine du cosmos, exprimant une nouvelle attitude de l’être humain à l’égard du monde : surtout la découverte de l’homme comme créateur de l’histoire et souverain de la vie19.
En France, au XVIIIe siècle, l’être humain étouffe sous l’exploitation effrénée. Il est ainsi conduit à des luttes révolutionnaires dont le résultat20 – à commencer par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – a une envergure universelle et dont le message est resté indélébile jusqu’à nos jours21. « La valeur de la Déclaration française réside dans le fait qu’elle n’est pas française. Grâce aux questions qu’elle aborde, elle a réussi à avoir une envergure mondiale et pérenne. Commençant dans des conditions précises, elle a utilisé l’idéologie du XVIIIe siècle, mais sans se limiter au contexte national. Cela ressort du fait qu’elle ne parle nulle part de France et de Français. Cela ressort surtout de l’influence qu’elle a depuis exercée sur l’Europe, directement ou indirectement, et sur le monde entier. Il n’existe, à travers le monde, aucune constitution d’État qui n’ait pas subi l’influence de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen »22.
Les droits de l’homme sont un produit et un héritage de la tradition culturelle de l’Europe, de sa philosophie et du christianisme. Il est pratiquement certain que les droits de l’homme présupposent l’« apprentissage » de l’Europe au christianisme et en portent naturellement l’empreinte. « Les textes concernant des droits de l’homme, écrit l’archevêque Anastase d’Albanie, même aux points apologétiques envers les principes chrétiens, présupposent un héritage chrétien»23. Pour sa part, l’évêque Hilarion Alfeyev, déclare : Christian morals gave the basis for today’s human rights conception24. Ce rapport des droits de l’homme avec le christianisme oblige celui-ci à assumer l’énorme responsabilité de répondre à la crise des valeurs de notre temps, vécue par l’homme contemporain. D’ailleurs, le christianisme a l’homme au centre de sa théologie, puisque le Fils et Verbe de Dieu « s’est fait homme pour que nous devenions Dieu », selon la maxime d’Athanase le Grand25.
Tout cela bien sûr ne veut pas dire qu’on pourrait parler d’origines directes chrétiennes des droits de l’homme. N’oublions pas d’ailleurs que les droits de l’homme sont un produit historique de la profonde crise de la société « chrétienne » de l’Europe, créé par le schisme occidental et la naissance du protestantisme, et les guerres de religion qui ont changé la structure politique et sociale du monde occidentale. Dans ce tumulte politique et social, les droits de l’homme, constitutionnellement garantis, ont offert au consensus politique et social, la base commune et stable dont il avait besoin26.
Deux siècles environ se sont écoulés depuis les déclarations classiques des droits de l’homme. Durant cette période, ces droits ont pu envisager (du moins, ont-ils essayé de le faire) les nouvelles crises, auxquelles la liberté humaine était confrontée et aux menaces jusqu’alors inconnues pesant sur la dignité humaine. Les États, dans leur grande majorité, les consacrent constitutionnellement, alors que l’ONU garantit leur protection internationale. Les choses sont-elles pourtant seulement positives ? Malheureusement, non. À l’aube du XXIe siècle, des guerres se font au nom des droits de l’homme, « selon la loi des choses humaines »27. Les plus grands crimes sont encore aujourd’hui commis sous l’apparence de protection de ceux dont les droits sont violés. « L’hypocrisie internationale avec laquelle les droits de l’homme sont envisagés » est devenue « l’ironie la plus cynique » de notre temps28. Le lien étroit des droits de l’homme avec la civilisation occidentale fournit les arguments à tous ceux qui les accusent d’être une tendance impérialiste supplémentaire du monde occidental. Toutefois, les Droits de l’homme ne sont pas « occidentaux », puisqu’ils ont d’emblée une référence universelle. Ils concernent toute l’humanité, car ils parlent de l’homme sans exceptions ni classifications. C’est cela qui leur donne une place unique dans l’histoire de l’humanité et qui les différencie radicalement de toute autre conquête morale ou sociale obtenue au cours des siècles. En dépit des désaccords sur leur contenu et la mise en doute de leur universalité, ils peuvent servir de noyau humanitaire de la civilisation globalisée. Il est, bien entendu, absolument nécessaire que chacun de nous prenne conscience du fait que nos droits ne sont pas des conquêtes données, mais une quête continue. De même, si nous prenons conscience que « leur respect est un idéal à atteindre, une poursuite universelle à conquérir, non pas une donnée »29.
L’attitude qu’observeront les religions vis-à-vis de notre lutte jugera largement de l’avenir et du progrès universel des droits de l’homme. Or, il importe avant tout d’examiner la position du christianisme vis-à-vis des droits de l’homme, puisque ces droits ont pris naissance dans un espace greffé sur l’enseignement chrétien. Ce qui est frappant est que la position du christianisme à l’égard des droits de l’homme a beaucoup varié :
Jusqu’au milieu du XXe siècle, la position officielle de l’Église catholique romaine était caractérisée par le scepticisme, sinon par le rejet30 ouvert des droits de l’homme. Cela est bien clair, si nous considérons qu’elle y repérait « la permissivité de la liberté individuelle ‘protestante’ », une attaque dont ses traditions elles-mêmes étaient la cible. Cette position était certainement confortée, sinon provoquée, par le caractère anti-ecclésiastique animant les droits de l’homme ; en France surtout, où la liberté était comprise comme une liberté par rapport à la religion et contre la religion31 ce courant y voyant les vestiges d’une époque révolue. En 1791, le pape Pie VI qualifie la nouvelle conception de la liberté d’« absurdissima », c’est-à-dire de complètement insensée !32 L’attitude négative se poursuit sous le pape Grégoire XVI qui appelle la liberté de conscience de « deliramentum », c’est-à-dire de délire. Quelques années plus tard, le pape Pie IX déclare que la liberté de religion est incompatible avec le christianisme. Certes, l’attitude de l’Église catholique romaine a progressivement changé concernant les droits et les Lumières. Ce changement s’exprime et s’imprime dans l’encyclique Pacem in terris du pape Jean XXIII, appelée « Magna Carta ecclésiastique des droits de l’homme »33 et la déclaration « Dignitatis humanae » émanant du Concile Vatican II sur la liberté religieuse. Désormais, les droits de l’homme sont pour l’Église catholique romaine un point de référence, aussi bien pour sa pratique pastorale que pour sa théologie sur la justice et la paix34. Les luttes pour la liberté ne sont plus comprises comme des combats contre l’Église, mais comme des luttes en faveur de la dignité humaine auxquelles l’Église est un allié.
Répétons-le, l’Église catholique romaine considérait les droits de l’homme comme un fruit de la Réforme. Cela ne signifie pas, pour autant, qu’il ait été plus facile aux Protestants de se concilier avec la nouvelle idée de liberté ; cela, bien que l’idée d’autonomie, qui se trouve à la base des droits de l’homme, soit associée à la liberté du chrétien chez Luther. Il a été assez difficile d’associer la liberté du chrétien à la liberté autonome de l’homme – et de passer de l’une à l’autre –, ce processus ayant suivi plusieurs étapes35. « La théologie protestante a repéré dans l’anthropologie optimiste des Lumières un refoulement ou un oubli du péché de l’homme »36. Pourtant, presque un siècle après les déclarations classiques des droits de l’homme, Georg Jellinek37 présente ceux-ci comme un fruit de la Réforme. Il dit que dans la déclaration américaine de 1776, le droit fondamental de l’homme est la liberté religieuse. C’est justement là que se base la lutte pour la liberté dans les colonies nord-américaines. Autrement dit, Jellinek affirme que l’idée « des droits inaliénables de l’homme » a des racines religieuses et non pas politiques. « Si nous voyons les choses plus profondément, Jellinek a raison. Les conflits confessionnels et les guerres de religion avec leurs retombées politiques qui, au début des temps modernes, dominaient essentiellement, se trouvent derrière les déclarations des droits de l’homme ; de même qu’ils se trouvent derrière l’évolution du droit naturel moderne »38. D’ailleurs, la Réforme a joué un rôle important pour faire prendre conscience des droits de l’homme, puisqu’elle a mis en relief la liberté du chrétien39. Certes, l’opinion contraire existe aussi. Selon elle, dans les déclarations classiques, ce sont d’autres droits – comme le droit à la vie – qui ont une place capitale et non pas la liberté de religion40. Cela ne signifie pas pourtant que la religion soit totalement absente de ces déclarations.
Or, il se peut que l’antique pensée grec ait souligné l’idée de la liberté et que le christianisme ait enseigné l’égalité des êtres humains coram Deo. C’est pourtant le monde contemporain qui a doté ces droits de leur substance politique et juridique dans la liberté et l’égalité. Leurs origines résident dans la liberté du citoyen de la démocratie athénienne, dans le droit romain, dans l’humanisme de la Stoa et dans la doctrine chrétienne de l’homme en tant que personne, basée sur la création de l’homme « à l’image de Dieu ». Il n’en demeure pas moins que c’est la lutte pour les faire consacrer légalement à l’échelon universel qui les distingue des simples requêtes morales. Par conséquent, aujourd’hui nous parlons désormais de droit à la vie et à l’existence, légalement consacré, sans qui, l’homme « perdrait le fondement de sa liberté »41.
  1. Le rôle des religions
La pierre angulaire des droits de l’homme est la dignité42 humaine. La Charte de l’ONU (1945) et la Déclaration universelle des Droits de l’homme (1948) l’avaient juridiquement validée. Le Conseil de l’Europe, quant à lui, a signé, en 1997, une convention destinée à protéger la dignité humaine, en matière d’applications en biologie et médecine.
Dans son préambule, la Déclaration universelle de 194843 parle des droits de l’homme « comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations. » Cet idéal est la conquête politique la plus importante des temps modernes. De nos jours encore, les droits de l’homme sont au centre de l’actualité politique. Ils sont jugés et critiqués, surtout par des cultures non-occidentales, mais aussi par certains puissants de ce monde qui les considèrent comme pouvant contrecarrer leurs visées. Cette critique est pourtant féconde, puisqu’elle relève leur dynamique et garde ceux-ci dans l’actualité, pour lutter en faveur de la dignité humaine, quelles qu’en soient les conditions et les circonstances historiques. C’est d’ailleurs leur grand pari : opposer l’homme, en tant qu’être humain, à tout danger historique occasionnel qui, sous diverses apparences et fausses nécessités, tend à le sous-estimer.
Or, les droits de l’homme ont manifestement livré bataille contre l’absolutisme de l’État et des traditions religieuses, et ils ont été engendrés de la crise que la civilisation occidentale a connue.
De nos jours, la compréhension des droits de l’homme varie. Leur interprétation s’éloigne souvent beaucoup de leur Déclaration classique par l’ONU. Ils sont souvent mal-interprétés ou mal-compris. Derrière cela se trouvent diverses opinions et conceptions concernant le rapport entre individu et groupe (société), entre société et État, entre liberté et égalité, etc.
Quel rôle les religions peuvent-elles jouer face à cette crise des droits de l’homme ? Dans le monde contemporain, les religions sont jugées suivant leur aptitude à s’harmoniser aux commandements des droits de l’homme. En décembre 2001, à l’occasion des événements du 11 septembre, une réunion a été tenue à Bruxelles. On y a souligné l’obligation des religions « de lutter pour établir la «paix de Dieu» sur terre. […] Dans leur mission contemporaine, les religions doivent s’accorder pour mettre en relief les principes de coexistence pacifique et de coopération constructive des croyants dans la nouvelle réalité du monde »44. Les conflits et le rejet mutuel aboutissent à une impasse sanglante dont l’être humain est la seule victime. Dans le monde des droits de l’homme juridiquement garantis, il n’y a pas de place pour les polarisations et les fondamentalismes. Il n’y a de place que pour l’Homme et la préservation de sa dignité. Les religions peuvent aider à éviter les guerres et à obtenir la paix.
Et l’orthodoxie dans tout cela ? Avec les autres églises et religions, elle a la possibilité de participer au processus pour faire évoluer les droits de l’homme, en présentant ses propres valeurs humanitaires qui vont dans le même sens.
Il semble évident que l’enseignement orthodoxe, non seulement ne s’oppose aux quêtes humanitaires, mais elle possède tous les éléments de sa tradition pour les conforter.
Dans la suite de l’exposé, je cite les diverses opinions qui dominent dans l’espace orthodoxe sur les droits de l’homme, mais aussi les déclarations officielles récentes des Églises orthodoxes. Je m’efforcerai de monter que, à travers les tendances souvent opposées, le dialogue fécond prend naissance au sein de l’orthodoxie. Je présenterai aussi des éléments de la tradition orthodoxe qui vont dans le même sens que les droits de l’homme. Pour l’orthodoxie « tous les hommes sont égaux. Ils sont des images de Dieu. Ils sont des personnes uniques, avec les mêmes droits et les mêmes obligations »45. Comme réponse aux violations des droits de l’homme, l’orthodoxie présente le vrai amour qui « neutralise la tendance à violer les droits d’autrui »46.
L’orthodoxie doit engager un dialogue ouvert avec les droits de l’homme. Ce dialogue peut permettre à ces éléments orthodoxes humanitaires d’enrichir le mouvement des droits de l’homme dont l’être humain occupe le centre « sans poser telle ou telle étiquette sur son identité »47.
Ce que l’orthodoxie est appelée à faire aujourd’hui c’est de « réconcilier […] la tradition et la modernité »48 dans l’intérêt de l’homme.
4. Voix orthodoxes
La pensée orthodoxe envisage diversement le phénomène des droits de l’homme. Dans les chapitres suivantes, les courants les plus caractéristiques dans l’approche orthodoxe des droits de l’homme seront présentés. Il est frappant de constater cette diversité d’opinions concernant les droits de l’homme. Le présent mémoire n’examinera pas les causes possibles qui ont informé le substrat différent de chacun des avis qui seront exposés. Signalons simplement que la diversité d’opinions n’est pas nécessairement un signe négatif, le dialogue sur les droits de l’homme engagé dans l’espace orthodoxe étant ainsi enrichi par de nouveaux défis, idées, approches critiques et perspectives. Autrement dit, il devient plus fécond, j’en suis convaincu.
Dès lors, je citerai sept personnalités parmi les intellectuels orthodoxes dont chacun envisage la question à sa manière.
Parmi les approches critiques des droits de l’homme, j’examinerai d’abord les opinions de Christos Yannaras, professeur de philosophie à l’université Panteion d’Athènes, puis celles du patriarche Cyrille de Moscou.
Christos Yannaras compare la modernité, comme modèle culturel, à deux exemples antérieurs : l’Antiquité grecque et Byzance. Il en conclut que, comparativement à ces deux modèles, les droits de l’homme sont une conquête pré-politique. C’est la raison pour laquelle, leur présence ne semble nécessaire dans aucun modèle culturel antérieur.
Dans la pratique des droits de l’homme, le patriarche Cyrille de Moscou discerne un courant expansionniste de l’Occident. Il souligne le risque de provoquer, voire d’altérer l’ethos orthodoxe, par l’adoption irréfléchie de ces droits. Il examine aussi l’essence des droits, allant même jusqu’à proposer que les Déclarations classiques de ceux-ci soient reformulées.
J’examine, à la suite, les points de vue de deux ecclésiastiques : ceux de l’archevêque Anastase de Tirana et de toute l’Albanie, puis ceux du métropolite Jean de Pergame. Tous deux envisagent positivement les droits de l’homme dans leur essence. Ils ont toutefois quelques réticences, en soulignant la contribution possible de la tradition orthodoxe dans la compréhension et le respect réel de ces droits.
Plus précisément, l’archevêque d’Albanie donne priorité au « droit de l’amour », comme concept que l’orthodoxie se doit d’offrir aux droits de l’homme, de façon à en atténuer le légalisme pur. Pour sa part, le métropolite Jean de Pergame met en relief la théologie de la personne, comme étant le concept susceptible de faire échapper les droits à leur déchéance individualiste.
En dernier, j’examine deux approches affirmatives des droits de l’homme. Le premier appartient au Dr. Pantélis Kalaïdjidis, directeur du de l’Académie d’études théologiques relevant du diocèse métropolitain de Dimitrias. Il considère qu’il est impératif d’engager le dialogue entre l’orthodoxie et la modernité, car, dit-il, les deux parties en tireront profit et seront enrichies.
Le second appartient à Constantin Délikostantis, professeur à l’université Kapodistriakon d’Athènes. Le contact de l’orthodoxie avec les droits de l’homme, mais aussi avec la culture occidentale, lui permet de présenter ses préceptes humanitaires et la liberté, comme notion centrale de l’éthique orthodoxe. De plus, elle donne l’exemple aux religions non-chrétiennes d’aller à la rencontre de ces droits. Si l’orthodoxie parvient à obtenir la convergence créative avec les droits de l’homme, les autres religions (l’islam, par exemple), qui y voient des tendances impérialistes de l’Occident et qui s’en méfient, le peuvent aussi.
Par sa part, le Patriarche Oecuménique Bartholomaios souligne la nécessité du dialogue de l’Orthodoxie avec les autres, Chrétiens et non-Chrétiens, comme une base pour la paix. Le Patriarche Bartholomaios a pris des nombreuses initiatives pour la promotion de cet dialogue.
Les sept avis susmentionnés expriment, bien entendu, leurs auteurs. Ils esquissent cependant aussi les courants plus généraux concernant les droits de l’homme et la modernité ; courants qui n’ont cessé de se manifester dans l’espace orthodoxe et qui vont du rejet total à leur adoption irréfléchie. La présentation de ces courants dans les pages suivantes du présent mémoire, préparera le terrain au quatrième chapitre qui expose la position officielle de l’Église orthodoxe sur les droits de l’homme et sur d’autres questions qui leur sont associées. Dans cet chapitre nous présentons aussi brièvement les textes du Patriarcat de Moscou, qui ont provoqué un dialogue sérieux.
Certes, ce serait trop ambitieux de ma part, de vouloir présenter et examiner en totalité les opinions et courants existant dans l’espace orthodoxe. J’ai donc abouti à l’idée d’exposer ces sept avis qui, à mon sens, donnent un aperçu des points de vue les plus dominants et sérieux. D’ailleurs, cet exposé entend aussi susciter un dialogue qui fournira l’occasion à de jeunes écrivains, penseurs, politiques et autres, d’écrire et d’agir sur la question débattue : la sauvegarde de la dignité de l’être humain, indépendamment de tout adjectif qualificatif, et de ses droits inaliénables.

1 Myrto Dragona-Monahou, « Dans quelle mesure les droits de l’homme sont-ils évidents ? », dans l’ouvrage : Individu et société, éd. Centre international de philosophie et de recherche interdisciplinaire, Athènes 1989, p. 14. (en grec.)
2 Idem.
3 Ibidem p. 13.
4 Johannes Schwartländer, Menschenrechte – eine Herausforderung der Kirche, München/ Mainz 1979, p. 16.
5 Constantin Délikostantis, « Les Droits de l’homme entre les Lumières et le christianisme », Présence scientifique du Foyer de théologiens de Halki, vol. V, Athènes 2002, p. 303-319. (en grec.)
6 Karl Popper / Konrad Lorenz, Die Zukunft is offen, München/Zürich 19904, p. 136.
7 Constantin Délikostantis, « Droits de l’homme et anthropologie chrétienne, Convergences et divergences », dans l’ouvrage Notre Orient chrétien 1 (1993) 155. (en grec.)
8 George K. Vlahos, Sociologie des Droits de l’homme, édition complétée, éd. Papazisis, Athènes 19792, p. 206. (en grec.)
9 Idem p. 156.
10 Johannes Schwartländer, op. cit., p. 18.
11 Miltiade Vantsos, « La dignité de l’homme : Concept, contenu et évaluation du point de vue de la morale chrétienne », Annuaire scientifique de la faculté de théologie, Section de pastorale et de théologie sociale, vol. X, Thessalonique 2005, p. 197-214, en grec : « La dignité est un terme largement accepté par des hommes de nations, de cultures et de religions différentes. On considère donc que la dignité peut et doit être utilisée par une société pluraliste, comme critère moral d’évaluation de problèmes contemporains. »
12 Constantin Délikostantis, « Les Droits de l’homme du point de vue philosophique », Revue philosophique grecque (Helliniki Philosophiki Epithéorisie) 3 (1986) 154-163. (en grec.)
13 Cornélius Castoriadis, La spécificité grecque, La cité et les lois, vol. II, éd. Kritiki, Athènes 2008, p. 52-53. (en grec.)
14 Constantin Délikostantis, « Droits de l’homme et anthropologie chrétienne », op. cit. p. 157.
15 Héraclite, fragment 53, voyez Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9. 4 : « Guerre est le père de toutes choses, roi de toutes choses : des quelques-uns il a fait des dieux, de quelques-uns des hommes ; de quelques-uns des esclaves, de quelques-uns des libres. »
16 Cornélius Castoriadis, La spécificité grecque, op. cit. p. 53. Voir aussi : Adam Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile, Paris, PUF 1992.
17 Cornélius Castoriadis, La spécificité grecque, op. cit. p. 55. Voir aussi : Benjamin Constant, De la liberté chez les Modernes : Écrits politiques, Paris, Gallimard, “Folio/Essais”, 1997.
18 Constantin Délikostantis, « Les Droits de l’homme entre les Lumières et le christianisme », op. cit. p. 304 : « Derrière les droits de l’homme se cache l’histoire d’une indescriptible douleur, histoire d’injustice et d’avilissement de la dignité humaine, des luttes interminables pour l’humanisme et la liberté. »
19 Constantin Délikostantis, « Droits de l’homme et anthropologie chrétienne », op. cit. p. 158.
20 C’est-à-dire, les droits de l’homme comme garantie légale.
21 Emmanuel Kant, Essais, éd. Dodoni, Athènes 1971, p. 189, traduit en grec par E.P. Papanoutsos : « Un pareil phénomène [la Révolution française] dans l’histoire humaine ne s’oublie plus, puisqu’il a révélé dans la nature humaine une origine et une faculté vers le meilleur. »
22 S. Fasoulakis, « La signification de la Déclaration », Historiques : La Révolution française. Aube de l’époque contemporaine, journal grec Eleftherotypia, 12.07.2001, p. 34-35.
23 Anastase, archevêque d’Albanie, Mondialité et Orthodoxie, éd. Akritas, Athènes 2000, p. 72-73. (en grec.)
24 http://orthodoxeurope.org
25 Athanase d’Alexandrie, Sur l’incarnation du Verbe, 54. SC, P. Th. Camelot, o. p., Paris 1946, p. 312.
26 Constantin Délikostantis, « Les Droits de l’homme entre les Lumières et le christianisme », op. cit. p. 306.
27 Thucydide, Histoires, 1.22.4.
28 Anastase, Archevêque d’Albanie, op. cit. p. 97. Voir aussi : Vlassios Phidas, « L’Eglise et les droits de l’homme dans l’expérience contemporaine », Les études théologiques de Chambésy 12, Religion et Société, éditions du Centre Orthodoxe du Patriarcat Oecumenique, Chambésy – Genève 1998, p. 245-257, p. 248 « la société moderne passe une crise profonde de valeurs et l’homme d’aujourd’hui se trouve dans une impasse spirituelle »
29 Antoine Manitakis, Les « droits de l’homme ». La conception néo-grecque des droits et le constat de leur « inexistence » par P. Condylis, O Politis 2 (1999) 14-19, p. 17. (en grec.)
30 Heiner Bielefeldt, Philosophie des Menshenrechte. Grundlagen eines weltweiten Freiheitsethos, Darmstadt 1998, p. 124.
31 Hans Maier, «Christentum und Menschenrechte. Historische Umrisse», W. Odersky (éd.), Die Menschenrechte. Herkunft – Geltung – Gefährdung, Düsseldorf 1994, p. 56.
32 Hans Maier, Wie universal sind die Menshenrechte?, Freiburg/Basel/Wien 1997, p. 53-65.
33 Hans Maier, «Christentum und Menshenrechte, Historische Umrisse», op. cit. p. 60.
34 Gertrand Putz, «Christentum und Menshenrechte», Innsbruck/Wien 1992, p. 12.
35 Wolfgang Huber, Gerechtigkeit und Recht. Grundlinien christlicher Rechtsethik, Gütersloh 1996.
36 Constantin Délikonstantis, « Les droits de l’homme : défi permanent lancé aux religions », Annuaire scientifique de la Faculté de théologie d’Athènes (ΕΕΘΣΠ), vol. 37, Athènes 2002., p. 448
37 Georg Jellinek, «Die Erklärung der Menschen – und Bürgerrechte», R. Schnur (éd.), Zur Geschichte der Erklärung der Menschenrechte, Darmstadt 1974, p. 1-77.
38 Gerhard Oestreich, Geschichte der Menschenrechte und Grundfreiheiten im Umriss, Berlin 1968, p. 13-14.
39 Walter Kern, Menschenrechte und christlicher Glaube, Stimmen der Zeit 104 (1979) 161-172, p. 163.
40 Hans Maier, Wie universal sind die Menshenrechte?, op. cit. p. 83-84.
41 Karl Popper / Konrad Lorenz, Die Zukunft is offen, op. cit. p. 17.
42 Miltiadis Vantsos, La dignité de l’homme... op. cit. p. 197-214.
43 http://www.unhchr.ch/udhr/lang/frn.htm
44 Vlassios Phidas, « Dialogue interreligieux : un espoir de paix », journal grec Elefherotypia 10-01-2002.
45 Métropolite Callinique du Pirée, « Droits et obligations de l’homme », journal grec To Béma, 04-12-2005.
46 Idem.
47 Denis Yousetis, « Trois critiques aux droits de l’homme », Expression européenne (Europaïki Ekfrasi) 56 (premier trimestre 2005) 21. (en grec.)
48 Constantin Vryzas, Communication universelle et identités culturelles, éd. Gutenberg, Athènes 1997, p. 228. (en grec.)

Chapitre I
Courants orthodoxes

Approches critiques

a) L’inhumanité du droit1 (Prof. Christos Yannaras)
Nous avons précédemment parlé de pluralité existant autour des droits de l’homme dans le domaine de l’orthodoxie. Sous le terme général « orthodoxie », plusieurs avis et courants coexistent, souvent contradictoires.
Or, la première question à examiner concerne la garantie légale des droits de l’homme. Au début de mon mémoire, j’ai dit que leur garantie légale est un pari que le monde contemporain a gagné, en dépit des réactions et des désaccords existants sur leur contenu et leur universalité. Il est tout aussi vrai que notre monde, celui des droits de l’homme légalement garantis, traverse une crise. Les valeurs modernistes sont contestées et les sociétés contemporaines semblent incapables de trouver des réponses satisfaisantes aux problèmes soulevés. Le professeur Christos Yannaras cherche à déterminer dans quelle mesure « la priorité fondamentale ménagée au droit individuel dans l’édifice moderne est en rapport avec la crise contemporaine du ‘modèle’ [culturel] »2. « Le droit »3 n’a-t-il pas une part de responsabilité dans la crise du modernisme ? Sa réponse est nuancée. « La version des droits, dans l’optique exclusive de l’utilitarisme individualiste […] implique l’aliénation de l’altérité subjective, et donc des relations de communion aussi ; elle laisse sans objectifs anthropologiques […] le fait social et politique »4.
Il est communément admis que la garantie légale des droits de l’homme est un produit du modernisme, greffé des valeurs des Lumières5. Or, la spécificité de la modernité c’est d’en avoir fait des droits communs à tous les êtres humains6, sans discriminations. C’est aussi de s’être donné leur protection pour objectif primordial7. Nous savons toutefois que, surtout dans la sphère de la politique, leurs principes ne sont pas toujours respectés et que les droits de l’homme sont malheureusement souvent violés8. C’est justement ici que Yannaras situe le problème éthique. Qui est celui qui définit ce qui est moral et ce qui ne l’est pas ? Qui est celui qui engage les humains à obéir aux règles de cette morale ?
La réponse qui avait été donnée au Moyen Âge était claire : Dieu9. Cette réponse a toutefois mené l’Occident dans une impasse qui a ébranlé ses structures. Durant cette période, la façon d’appliquer la « morale de Dieu » a été cauchemardesque. C’est précisément cette expérience médiévale qui a, plus tard, mené l’Occident à refuser toute idée métaphysique aux fondements de la morale et, donc, des droits. Le refus de l’aberration médiévale, consistant à l’absolutisation de l’élément métaphysique, a conduit à l’aberration contemporaine d’absolutisation de la nature. Selon cette optique, toutes les questions doivent être envisagées et résolues selon la logique des lois de la nature, qui est objective et contrôlable. L’homme est un être de raison. Par conséquent, nous pouvons édicter des préceptes éthiques avec la logique du bien commun et de l’intérêt commun. Ainsi, selon Yannaras, le « droit naturel » s’est introduit dans la modernité et y a pris racine. Le «sacré» a été dissocié du «séculier», cette séparation étant désormais considérée indispensable dans les sociétés occidentales.
Or, la civilisation occidentale a laissé derrière elle le Moyen Âge et sa fixation sur la métaphysique. Cependant, les problèmes demeurent : tortures, génocides, travail qui dégénère en servitude. Ce ne sont que quelques exemples de la crise de notre temps. Pour fournir une réponse, Yannaras fait appel à l’histoire de l’humanité, en examinant différents modèles culturels : celui de l’Antiquité grecque, dans le visage de la démocratie athénienne, et le modèle orthodoxe, tel qu’il a été réalisé, durant un millénaire, dans l’empire romain d’Orient. Sa question est simple : comment et pourquoi, ces civilisations n’ont-elles pas développé des droits de l’homme ? Pourquoi, leur idée y est-elle complètement ignorée ? Comment ces civilisations protégeaient-elles la vie et la dignité humaine ?
Pour fournir des réponses, il explique que la cité antique10 a réussi à surmonter la simple coexistence humaine, en parvenant à la « pratique de la vérité »11. La cité devient le centre des relations sociales12, alors que l’objectif de la collégialité se trouve dans l’imitation du vrai être13 en vérité14. Cette imitation du vrai être en vérité15 est la logique «commune» d’harmonie16 et d’ordre qui fait de l’univers un cosmos, dans le sens de joyau, de parure (= κόσμημα)17. C’est l’art de la politique18 qui est un fait social. Ceux qui co-opèrent, et qui y participent, les citoyens19, possèdent l’honneur suprême de réaliser la «vérité». Dans la modernité, les droits de l’homme protègent l’individu de l’arbitraire du pouvoir. Dans l’antique démocratie athénienne, en revanche, le pouvoir était le Dème (= peuple), c’est-à-dire tous les citoyens ensemble, alors que l’État appartenait au Dème. Tout citoyen était agent du pouvoir et dignitaire de son État. C’est pour cette raison que le choix pour toute fonction se faisait par tirage au sort et non pas par voie d’élection, puisque tout citoyen était considéré apte. D’ailleurs « chez les Anciens, l’État gardait tous les droits qui n’étaient pas expressément attribués à l’individu ». En revanche, « chez les Modernes, l’individu possède tous les droits, à l’exception de ceux auxquels celui-ci a expressément renoncé au profit de l’État »20.
La politique était sacrée, puisqu’elle imitait la vérité du vrai être. Partant, tout citoyen était sacré. Toute insulte au citoyen était formellement interdite, comme, par exemple, la peine corporelle.
Après avoir exposé cette optique concernant le rôle joué par la métaphysique21 dans la fonction politique de la république, C. Yannaras aboutit à la conclusion suivante : les droits de l’homme n’avaient pas de raison d’être, puisqu’ils étaient incompatibles avec la démocratie athénienne. L’idée de citoyen/hoplite accordait davantage de prérogatives à l’homme que celles données par la garantie légale des droits de l’homme22.
L’opinion de Yannaras semble idéale aux épris de l’antique civilisation grecque. Dans la procédure démocratique directe23, ceux-ci voient la réalisation par excellence de la liberté humaine. Ce que les droits de l’homme offrent néanmoins dépasse, à maints égards, le concept de citoyen : grâce à leur caractère universel, ces droits se réfèrent à tous les humains sans exception, même à ceux qui n’avaient pas l’honneur d’être citoyens. Autrement dit, ils élargissent la notion de citoyen de l’antique démocratie. Ils s’efforcent de faire acquérir les prérogatives de celle-ci à tout être humain séparément, indépendamment d’origine, sexe, idéologie, etc. Une société qui n’aurait pas besoin des droits de l’homme serait idéale, puisque ces droits seraient évidents moyennant la politique, mais cela semble utopique pour l’instant. D’ailleurs « dans la mesure du possible, il importe de déceler dans les brumes de notre temps et de rejeter – ou, du moins, d’examiner – les mobiles contemporains, les certitudes présentes, les idées inconsciemment reçues, pour aborder le passé historique. Nous devons procéder ainsi. Du moins, lorsque le but est de revivre, si possible, le mode de vie […] de ces gens-là : des êtres comme nous, en chair et en os, mais qui étaient confrontés à des défis matériels et spirituels différents des nôtres»24. Autrement dit, ce serait infondé de chercher des droits de l’homme dans l’antiquité grecque. Ce serait faire abstraction des fermentations et des circonstances survenues depuis, ignorer les vécus qui ont dicté les déclarations classiques de ces droits. Il faut envisager le passé sans l’œil d’aujourd’hui. Cela est toutefois difficile, sinon impossible, puisque « les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père »25.
En continuant de chercher pourquoi le concept de droits de l’homme est absent des modèles culturels antérieurs, Yannaras examine le christianisme. L’assemblée du peuple (ἐκκλησία τοῦ δήμου) était une instance où les citoyens se réunissaient pour réaliser l’imitation de la vérité du vrai être. Sa fonction est transférée à l’Église, lieu où les croyants se réunissent pour révéler, dans le repas eucharistique, le mode de vie en vérité. Autrement dit, ne pas imiter la raison sécularisée, mais la Communion trinitaire des Personnes, la communion de la vraie existence et vie26. Selon Yannaras, tous les participants au repas eucharistique, même les prostituées, les larrons et les pécheurs, n’ont pas besoin de droits de l’homme. Il suffit qu’une personne soit simplement membre de l’Église, car cela signifie qu’elle existe pour aimer et être aimée. Cette attitude est très loin de toute nécessité d’autoprotection moyennant une garantie légale de droits. En tant que lieu de communion, l’Église libère la personne de la nature et donc des limites de celle-ci. Le terme «religion», tel qu’il est vécu dans la modernité, s’oppose à l’Église, car c’est un fait individuel. Comme tel, il est soumis à la nécessité naturelle de tout individu d’adorer l’inconnu et le métaphysique, un effort individuel de foi et de vertus, de confirmation et de salut individuels. Dans l’Église, l’identité individuelle se réalise et se révèle par le don de soi. Dans la tradition orthodoxe, nous appelons cela une personne27, c’est-à-dire, une existence, une altérité créative agissante, fruit de relations de communion, d’amour et de libération de l’ego. Dans la religion individualisée (celle qui donne naissance au droit individuel), l’individu cherche confirmation, salut, protection de sa métaphysique égocentrique, moyennant de vertus individuelles et de bons actes. Cette métaphysique égocentrique a donné place à l’individualité laïque de la modernité, en donnant naissance à la république représentative, située aux antipodes des idéaux prônés par la démocratie athénienne ; de même, en cherchant le salut en dehors de la communion, le christianisme individualisé se situe aux antipodes de l’orthodoxie.
Un autre point sur lequel Yannaras insiste pour montrer que le concept des droits de l’homme était superflu dans des modèles culturels antérieurs, est la différence entre métaphysique et idéologie. Dans ses diverses manifestations, la théocratie n’a aucun rapport avec la politique grecque ancienne, envisagée comme exercice de la vérité. Elle n’a, non plus, aucun rapport avec la réalisation de l’image de la Communion trinitaire. La théocratie consiste dans l’usage de la métaphysique pour imposer des comportements par la violence ou la peur. D’ailleurs, tout usage de la métaphysique à des fins laïques, transforme la métaphysique en idéologie, en « illusion psychologique ».
Dans l’antique démocratie athénienne et dans l’Église orthodoxe, le fait social ne saurait être soumis à des règles ou des à fins idéologiques, puisqu’il se réalise en soi de façon dynamique. Dans les deux cas, les relations qui réalisent la communion de vie sont l’unique objectif. La métaphysique est soumise à l’idéologie, lorsqu’elle se vide de son contenu ontologique.
Une telle approche de l’orthodoxie ignore aussi la transformation des données historiques depuis l’époque des premiers apôtres jusqu’à nos jours. Les changements historiques, survenus en Occident et en Orient, ont montré les menaces qui, dans certaines circonstances, pèsent sur la dignité humaine. Ces risques ont dicté l’existence et la garantie légale des droits de l’homme.
Certes, Yannaras considère les droits de l’homme comme un acquis. Néanmoins, dit-il, il s’agit d’une réalisation pré-politique28. En principe, la protection et la garantie des droits individuels ne visent pas la cité, ne cherchent pas à établir des rapports de société. Elles visent l’individu et le blindage de l’autonomie individuelle. « La logique en soi des droits individuels présuppose le collectif comme rival du privé : la société et le pouvoir (l’État) comme une menace pour l’individu. L’individu est menacé par le primitivisme de la loi du plus fort, régissant la coexistence collective, la loi de la jungle. […] La garantie institutionnelle des droits individuels est une importante réalisation permettant de se prémunir contre de telles menaces »29. Et il ajoute : « Le majeur (i.e. la communion des personnes, la mise en relief de l’unicité personnelle, de l’altérité et de la liberté moyennant les rapports de société) ne réfute ni ne contredit le mineur (i.e. la protection uniforme légale et institutionnelle de tout individu contre les abus du pouvoir et de la puissance). Comme orthodoxes, nous reconnaissons que des expériences historiques collectives, comme celle du Moyen Âge occidental, font de la protection des droits de l’individu un acquis suprême, une réalisation précieuse. Ce serait pourtant amputer la mémoire historique et la pensée critique de ne pas reconnaître parallèlement que, sur la base d’expériences historiques – comme l’antique cité grecque ou la communauté byzantine (et post-byzantine) – la protection des droits individuels est une réalisation clairement pré-politique. C’est un acquis incontestable, mais réalisé par des sociétés qui n’avaient pas encore conquis (peut-être même pas encore compris) l’idée de départ, le sens primordial de la politique : La politique comme une lutte commune de vie «en vérité», la politique axée sur l’ontologie (et non pas sur tel ou tel opportunisme utilitariste) »30.
Je suis d’accord avec C. Yannaras surtout dans la mesure où les droits de l’homme sont réduis au rang de revendications individualistes. « L’anthropologie gréco-chrétienne centrée sur la personne » crée une « dynamique d’humanité », dit-il. Envisagé sous l’angle de cette anthropologie, « le droit centré sur l’individu », prôné par la modernité, semble une « tragique régression » à des « stades de pulsions primaires utilitaires de l’homme ». Malheureusement, « l’Européen du modernisme n’envisage la coexistence collective que relativement à ses implications sur la vie de l’individu ; ou, plus précisément, sur la base des risques auxquels la nécessité de coexistence expose l’individu. Ce qui intéresse c’est d’assurer la défense des revendications instinctives de sûreté individuelle, de plaisir, de domination »31. Il est donc facile de comprendre pourquoi les sociétés orthodoxes contemporaines confrontées aux valeurs occidentales sont menées, selon Yannaras, à une « sorte de schizophrénie culturelle »32. Au sein de ces sociétés, il existe vraiment un clivage entre liberté chrétienne et autonomie moderne. Il me semble cependant que clivage ne signifie pas nécessairement «schizophrénie». Cette tension interpelle la tradition orthodoxe pour engager un dialogue constructif avec la modernité. Ce serait un dialogue susceptible d’améliorer et de réaliser la vision qui anime les luttes pour les droits de l’homme. Il leur donnerait une nouvelle, plus puissante dynamique pour relever les défis des temps. D’ailleurs, nous ne devons pas nous soucier principalement de chercher d’exemples et d’agrégats culturels fragmentaires qui n’auraient vraiment pas besoin de la garantie légale des droits pour assurer la dignité humaine33. Ce qui importe c’est de lutter pour faire de cette garantie de la dignité une réalité à échelle universelle. C’est là que réside le pari. Tout être humain possède le droit de jouir de tout ce qu’apporte l’anthropologie gréco-chrétienne centrée sur la personne et les droits de l’homme, légalement garantis. « … La priorité à la société des relations – une anthropologie centrée sur la communion, servant de fondement au concept politique – ne s’oppose pas théoriquement au principe de garantie des droits individuels »34, écrit C. Yannaras. Ces deux dimensions ne doivent pas être en conflit, mais en dialectique, au profit de l’humanité elle-même. Si donc nous pouvons repérer une quelconque inhumanité du droit, ce serait le rétrécissement individualiste de celui-ci, sa réduction35. Ce ne serait, en aucun cas, sa substance qui ne s’oppose pas à la notion de la personne, mais qui possède la dynamique de le réaliser dans les sociétés contemporaines.

b) Droits de l’homme et valeurs morale (Patriarche Cyrille de Moscou36)

Le patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie est l’une des personnalités de l’Église russe qui témoigne un intérêt constant pour les droits de l’homme37. Il a souvent présenté ses thèses qui ont essentiellement préparé le terrain au document : « Les principes d’enseignement de l’Église russe sur la dignité, la liberté et les droits de l’homme. » Nul n’ignore qu’au moment où on était en train de développer les droits de l’homme et d’asseoir leur présence contemporaine, l’Église russe n’avait pas voix au chapitre, à cause des restrictions que le régime soviétique faisait peser sur elle. Heureusement, cela appartient désormais au passé.
La pensée du patriarche Cyrille38 est axée sur la dignité humaine, d’origine chrétienne, puisqu’elle est basée sur la création de l’homme, à l’image de Dieu. C’est de ce point que débute sa critique des droits modernes de l’homme. « Cette conception de la dignité de l’homme était interprétée sur certains points d’une façon qui contredisait l’enseignement chrétien. C’est sous cette forme, parfois antichrétienne, que la conception des droits de l’homme était et est mise en pratique dans la politique »39. Certes, même parfois au moyen de formules négatives, l’Église « sest toujours appliquée à recueillir minutieusement les fragments de vérité qui, de façon diffuse, sont contenus dans l’expérience de l’humanité »40.
L’idée des droits de l’homme a pris naissance dans le monde occidental, à travers les changements historiques et sociaux qui y ont eu lieu. « La notion des droits de l’homme est née au cours de l’évolution des peuples occidentaux, avant tout protestants. Plus tard, ce concept a fait lobjet dune réflexion dans lÉglise catholique »41. Au XVIIIe et au XIXe siècle, l’intelligentsia russe s’est sérieusement intéressée au dialogue et aux perspectives ouvertes, grâce à l’évolution des droits de l’homme, mais la Révolution russe a gelé ou manipulé le débat42. « À l’époque soviétique, malheureusement, la question des droits de l’homme fut utilisée uniquement à des fins de propagande et il n’y avait pas de discussion sérieuse dans le pays sur ce sujet »43.
Aujourd’hui, l’Occident présente les droits de l’homme, comme modèle sociopolitique de vie, accepté par toutes les nations. Toutefois, leur « application » est malheureusement tributaire des questions étrangères à leur essence. C’est le cas des institutions politiques et la question de savoir dans quelle mesure celles-ci correspondent-elles aux institutions occidentales respectives, voire dans quelle mesure sont-elles calquées sur elles. Cette attitude « est capable d’engendrer un véritable impérialisme culturel qui ne ménage pas ses moyens pour atteindre le but que ses partisans considèrent comme bon, celui de faire participer les autres peuples aux idées droites »44. Dans aucun cas, il ne faut ternir l’image des droits de l’homme, pour des raisons d’opportunisme politique.
Le patriarche Cyrille explique pour quelles raisons, les États occidentaux tentent souvent d’imposer les droits de l’homme à des cultures différentes, en faisant une menace pour elles. Pour ce faire, il définit ce qui est universel et ce qui est variable.
Il définit la dignité humaine comme figurant parmi les valeurs universelles et devant donc être protégée par toute société45. Une autre valeur universelle est celle de liberté, condition indispensable pour obtenir et préserver la dignité.
Parmi les variables46, on pourrait citer la compréhension et la réalisation de ces valeurs. Ce qui est variable ou qui devait l’être, sont le mode de vie d’une société et l’organisation de sa vie publique. Autrement dit, dans la mise en pratique des droits de l’homme dans les sociétés locales, il faut tenir compte de la différence de tradition et respecter les spécificités de chaque culture. « Le style de vie de l’homme, l’organisation de la vie politique et sociale dans tel ou tel pays qui incarnent ces valeurs sont également variables »47, affirme-t-il.
Le patriarche Cyrille repère une autre variable dans l’importance accordée à la liberté pour assurer la dignité. Dans la tradition orthodoxe, la liberté n’est certes pas une valeur sous-estimée, mais, à son avis, elle n’est pas considérée comme unique présupposé pour réaliser la dignité. Dans la civilisation occidentale, il discerne une tendance à absolutiser la liberté dont les racines plongent dans l’histoire du christianisme : « La tendance à l’absolutisation de la valeur de la liberté pour défendre la dignité de l’homme découle de l’histoire propre de la civilisation occidentale »48. Dans l’Église occidentale, durant les années difficiles qui ont suivi le schisme, la question a été soulevée de savoir dans quelle mesure l’État devait se servir de son pouvoir politique en matière de foi. « Il s’agissait avant tout de la possibilité d’utiliser l’autorité de l’État pour défendre et diffuser la foi »49.
En cherchant une réponse à cette question, le Patriarche remonte au passé, à la période des persécutions et aux apologistes où la liberté de conscience consistait à librement accepter ou refuser le Christ. « La conversion au Christ ne pouvait être que volontaire »50, dit-il. Le même exemple accentuant la liberté de volonté se trouve aussi chez les écrivains ecclésiastiques postérieurs.
Le patriarche Cyrille examine ensuite un exemple différent cité par saint Augustin51. Dans sa région, il y avait plusieurs anciens Donatistes forcés de rentrer dans la vraie foi, après leur « instruction » par les forces impériales. Autrement dit, un chef d’État doit se servir, ne fût-ce qu’un peu, de son pouvoir pour guider l’homme au salut. Malgré cette multitude d’exemples en Orient et en Occident, le patriarche Cyrille considère que cette idée de mainmise politique sur les croyances humaines a trouvé du terrain propice et a surtout fleuri en Occident52. Il cite comme exemple significatif la papauté et sa création de l’inquisition. Un phénomène tel que l’inquisition n’a jamais vu le jour en Orient où l’idée de liberté de la volonté53 est demeurée vivante. Pour illustrer cette différence de l’Orient, il cite les missions byzantine et russe qui ne se sont jamais fondées sur la force des armes pour diffuser la parole de Jésus Christ. Au contraire, elles ont utilisé l’enseignement et la persuasion54, combinés au respect de la culture spécifique des peuples.
Après la Réforme, dans les temps modernes, Les lumières ont combattu cette conception chrétienne occidentale. Les lumières sont à la base des droits de l’homme et de l’idée de liberté, dominante dans notre civilisation. Cette idée a été comprise et cherchée en dehors de l’espace chrétien, souvent en dehors de la foi, au sens large. L’idée des droits de l’homme a été consolidée sans modèles éthiques, se référant à la «responsabilité» de l’homme qui s’est pourtant estompée au cours de leur évolution historique.
La conclusion aux remarques ci-dessus est frappante. Le patriarche Cyrille en conclut que la philosophie des droits n’est pas seulement antichrétienne, mais, de surcroît, amorale ! On trouve des exemples, dit-il, dans la façon de se servir des droits de l’homme, pour justifier certains actes et situations : l’euthanasie, la violence, le profit et la surconsommation, l’avortement, l’homosexualité, etc.55 À cet égard, il expose une problématique d’éthique étayée sur des valeurs «données». Cependant, en matière de droits de l’homme, sont en jeu des questions concernant le passage moderne des valeurs «données» à des «valeurs en formation», de la dépendance à l’autonomie. Autrement dit, ces droits visent à assurer la liberté créative de l’homme, assimilée à sa dignité.
Contrairement à la culture occidentale, en Orient, le patriarche Cyrille situe le l’effort d’unité dans la société56, confirmé dans l’histoire russe. Le centralisme n’était pas capable, à lui seul, d’unir les immenses territoires et les innombrables populations vivant à l’intérieur de la Russie. Ainsi, au XVIe siècle, prend naissance l’idée suivante : La possibilité d’appliquer la conciliarité de l’Église dans la sphère sociopolitique57. Selon lui, l’idée a été mise en application et elle a réussi ! La « conciliarité sociale » a été perçue comme manifestant les aspirations, les efforts et les problèmes communs qui y trouvaient leur solution. Tel ou tel intérêt individuel passait au second rang58, puisque le but commun était d’envisager les questions sociales et de résoudre les problèmes. Malheureusement, au XVIIe siècle, le tsar Pierre59 a changé le mode de fonctionnement de la société russe, en installant des mécanismes bureaucratiques lents. Tout en soulignant et soutenant le pouvoir centraliste, ces mécanismes ont privé la société de la possibilité de résoudre ses problèmes au premier degré. L’Église elle-même a été transformée en simple succursale de l’État. L’institution patriarcale elle-même a cessé d’exister.
Pour le monde orthodoxe, l’idée de conciliarité est, selon le Patriarche de Moscou, un présupposé pour développer la dignité humaine. L’unité, dit-il, est impossible sans la libre participation de l’individu à la vie sociale. La dignité personnelle ne se développe pas uniquement par la liberté, mais grâce aux liens fraternels qui mettent de côté les intérêts personnels de chacun au profit des intérêts sociaux60.
L’expérience historique russe a dont démontré que pour réaliser la dignité humaine, la pratique orthodoxe de la conciliarité est très importante, allant de pair avec la liberté individuelle61. Le fait de négliger l’une ou l’autre de ces valeurs peut conduire à une altération de la société et de la personnalité humaine. Il ne faut donc pas surestimer l’une au détriment de l’autre. Au cas où la société serait absolutisée au détriment de la liberté, cela mènerait à l’absolutisme. Au cas où la liberté individuelle serait absolutisée au détriment de la sociabilité, cela mènerait à dissoudre la société et à détériorer la personnalité62. C’est ici justement que le patriarche Cyrille situe la contribution de la tradition russe, au développement des droits de l’homme. Selon lui, la tradition russe met en relief l’équilibre à assurer entre la liberté individuelle et la conciliarité sociale. Il discerne cette même optique dans la Déclaration universelle de 1948, plus précisément dans l’article 2963.
Une autre contribution de la Russie au modèle culturel contemporain pourrait être d’imprimer à celui-ci des valeurs morales64. Cela empêcherait le déclin auquel il semble aujourd’hui voué. Ce processus de déclin, répète encore le patriarche Cyrille, résulte du manque de valeurs morales dans les sociétés occidentales, au sein desquelles les passions humaines se déchaînent, échappant à tout contrôle, et le tissu social dégénère.
Sa proposition est simple et concise : Pour bénéficier des droits de l’homme qui nous protègent efficacement, il ne faut pas oublier la conciliarité sociale et les valeurs morales, sans qui la liberté individuelle dégénère en vœu pieux65.
Les inquiétudes du Patriarche de Moscou sont nombreuses et logiques et ses thèses ont déjà provoqué un dialogue fécond. La question est si elles peuvent servir de base à la rencontre créative de l’orthodoxie avec le modernisme, dont la compréhension correcte de la liberté humaine ne peut qu’en être un thème central.
1 Les points de vue cités et commentés ci-dessous sont analytiquement exposés dans le livre de Christos Yannaras, L’inhumanité du droit, éd. Domos, Athènes 1998 et dans son article : « Human Rights and the Orthodox Church », The Orthodox Churches in a Pluralistic World, An Ecumenical Conversation, WCC Publications, Geneva, Holy Cross Orthodox Press, Brookline, Massachusetts, p. 83-89. Pour des raisons d’économie et d’esthétique, je ne donne la référence que des passages du livre que je cite intégralement.
2 Christos Yannaras, op. cit. p. 7-8.
3 Ici, le droit concerne les droits de l’Homme, dans leur aspect purement individuel-utilitaire, leur altération en un opportunisme personnel qui, à leur nom, agit contre leur substance, sacrifiant la dignité humaine au profit individuel.
4 Christos Yannaras, op. cit., p. 8.
5 S. Fasoulakis, « La signification de la Déclaration », Historiques: Révolution française. L’aube de l’époque contemporaine, journal Eleftherotypia, 12.07.2001, 34-35. (en grec.)
6 «… le Droit assure la défense de l’individu, garantit ses revendications », Christos Yannaras, op. cit. p. 16.
7 Ibidem, p. 15-24.
8 Démètre Paxinos, « Les droits de l’homme, contestés et rétrécis », journal grec I Kathimerini, 28.01.07 : «…d’un côté nous observons que la société «progresse», que la «civilisation» avance, que le progrès technologique se développe à des rythmes vertigineux ; de l’autre côté, nous sommes témoins d’événements qui surviennent quotidiennement dans le monde, des scénarios de barbarie jamais vue et de traitement inouï d’humiliation de l’être humain par son «semblable». Nous voyons des hommes arrêtés arbitrairement, jetés en prison sans être informés des griefs retenus contre eux ni jugés par une cour. Nous apprenons quotidiennement que d’innombrables personnes sont victimes de discriminations, de tortures, de meurtres. La société contemporaine fonctionnerait-elle finalement sur un système de contre-valeurs ?»
http://news.kathimerini.gr/4dcgi/_w_articles_columns_2_28/01/2007_213836
9 Par le mot «Dieu» nous entendons l’idée plus générale d’une intervention continue de l’élément métaphysique dans la vie humaine.
10 Anne Tsagogiorga-Oikonomidi, Cité, société et économie de la période classique, Ekpaideutiki Helliniki Encyklopaideia, vol. 25, Histoire Hellénique, Ekdotiki Athinon, Athènes 1992, p. 107-113. (en grec.)
11 Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, livre II, chap. 37 : « Notre constitution politique n’a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins ; loin d’imiter les autres, nous donnons l’exemple à suivre. Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends particuliers, l’égalité est assurée à tous par les lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle ; enfin, nul n’est gêné par la pauvreté et par l’obscurité de sa condition sociale, s’il peut rendre des services à la cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république et dans nos relations quotidiennes la suspicion n’a aucune place ; nous ne nous irritons pas contre le voisin, s’il agit à sa tête ; enfin nous n’usons pas de ces humiliations qui, pour n’entraîner aucune perte matérielle, n’en sont pas moins douloureuses par le spectacle qu’elles donnent. La contrainte n’intervient pas dans nos relations particulières ; une crainte salutaire nous retient de transgresser les lois de la république ; nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n’étant pas codifiées, impriment à celui qui les viole un mépris universel. »
12 Héraclite, Hermann Diels – Walther Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, p. 148, 20: « C'est cette raison commune et divine, en participant à laquelle nous devenons raisonnables, qu'Héraclite déclare être le critère de la vérité. »
13 Platon, La République VI, XIIIc, Œuvres Complètes, Paris (Belles Lettres) 1961, p.500a : « (…) mais regardant et contemplant des objets ordonnés et immuables, qui ne se nuisent pas les uns aux autres, qui au contraire sont tous sous la loi de l’ordre et de la raison, on les imite et on se rend autant que possible semblable à eux ; ou, crois-tu qu’il soit possible, quand on vit avec ce qu’on admire, de ne pas l’imiter ? »
14 Or, l’objectif est métaphysique et non utilitariste, comme c’est le cas de notre modèle culturel.
15 Héraclite, Hermann Diels – Walther Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, p. 148, 30: « Lorsque nous sommes en communion, nous disons la vérité, alors que si nous agissons isolément, nous mentons. »
16 Platon et Aristote comprennent la politique comme un art, puisqu’il s’agit d’étudier et d’appliquer les lois de l’harmonie et du bon ordre naturels, pour reproduire la beauté comme fait social. Voir aussi Héraclite, Fragm. 114 : « … Comme la cité de la loi, et beaucoup plus fortement. »
17 Aristote, Ethica Nicomacheia Χ, vii. 8 : «… ἐφ’ ὅσον ἐνδέχεται ἀθανατίζειν…» « … mais nous devons, dans la mesure du possible, atteindre l’immortalité. »
18 Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque des origines à Aristote, Paris (Belles Lettres) 1971.
19 Platon, Les Lois, VIII, Artisans et métiers d5, Œuvres complètes, Paris (Belles Lettres) 1961, p. 846a : «Πολίτης ἀνήρ τόν κοινόν τῆς πόλεως σώζων καί κτώμενος». « Le citoyen a le soin d’assurer et de maintenir l’ordre général de la cité. »
20 Cornélius Castoriadis, La spécificité grecque, La Cité et les lois, vol. II, éd. Kritiki, Athènes 2008, p. 53 et Adam Fergusson, Essai sur l’histoire de la société civile, Paris (PUF) 1992.
21 Imitant le vrai être, la politique et le citoyen sont sacrés, puisque tous deux s’y réfèrent (au vrai être).
22 Costas Papaïoannou, L’apothéose de l’histoire, Enallaktikes Ekdoseis, Athènes 1992, p. 32-34, en grec : « Dans la conception grecque du monde, la revendication moderne d’une sphère autonome qui appartiendrait exclusivement à l’être humain, ainsi qu’au monde de la liberté, semblerait des conceptions arbitraires. […] L’univers constitue un ordre, un cosmos qui, dans une parfaite, harmonieuse entité finie, ordonne l’infinité de potentialités matérialisées par la nature comme un mouvement éternel de naissance. […] Cosmos signifie en même temps parure, mais aussi toute splendeur. Il signifie l’univers ou l’ensemble des êtres, mais aussi l’organisation politique basée sur la loi. Il signifie le principe d’ordre et d’harmonie, valable tant dans les relations entre les êtres partiels qu’entre les constitutifs de chaque être. Il signifie vertu ou bien inhérent à tout être ; ce lui permettant de devenir ce qu’il est et de rester tel qu’il est. »
23 Procédure démocratique qui, avec l’usage de la technologie contemporaine, serait facilement applicable, ne fût-ce que de façon pilote, expérimentale.
24 Démètre Christodoulou, L’histoire militaire de la Grèce antique. Une autre approche, Collections thématiques, vol. 1. Tactiques de bataille en Grèce antique, éd. Periskopio, Athènes 2008, p. 15. (en grec.)
25 Proverbe arabe.
26 Marios Begzos, Philosophie européenne de la religion, éd. Grigoris, Athènes 2004, p. 193-194, en grec : « L’Orient grec à Byzance […] a abouti à une souveraineté de la personne (προσωποκρατία), en soulignant l’altérité, la trinité, la spécificité des personnes-hypostases. […] Il maintient la proposition métaphysique suprême de la pensée grecque, à savoir que l’unité prime la pluralité et, en même temps, le polythéisme païen est anéanti, puisque la pluralité religieuse de l’idolâtrie demeure sans fondement, du point de vue philosophique, face à la revendication de placer l’unité avant la pluralité. […] Il réfute le monothéisme judaïque et, en même, il exclut l’individualisme. […] La trinité personnelle et l’holisme personnaliste préviennent et empêchent l’émergence de l’individualisme. La personne humaine et l’individu diffèrent absolument. Bien la personne humaine et l’individu se ressemblent en apparence, puisque tous deux suggèrent l’hypostase de la spécificité, ils diffèrent cependant du point de vue essentiel et métaphysique. La personne implique l’idée de référence et d’extase, c’est-à-dire la relation (επι-κοινωνία, συμ-μετοχή), alors que l’individu suggère l’individualisation et la division. À La personne sied la relation et à l’individu la fission. L’individualité est inhérente et «naturelle», alors que la qualité de référence est acquise et «personnelle». L’être humain naît comme un individu, mais devient une personne. »
27 Une analyse de la théologie de la personne est présentée au chapitre du présent mémoire consacré au métropolite Jean de Pergame.
28 Christos Yannaras, L’inhumanité du droit, op. cit. p. 188.
29 Ibidem p. 45.
30 Christos Yannaras, « Les droits de l’homme et l’Église orthodoxe », « Et s'ils sont pauvres encore présents, selon leurs moyens » : mode d’emploi, éd. Patakis, Athènes 2003, p. 286. (en grec.)
31 Christos Yannaras, L’inhumanité du droit, op. cit. p. 47, 50, 51, 215.
32 Ibidem p. 136-137.
33 « … Le système byzantin n’avait pas pour principal but de servir l’intérêt des producteurs et des commerçants, mais d’aider surtout le contrôle administratif de la vie économique, au profit de l’État. » K. Giannakopoulos, Orient byzantin et Occident latin, trad. K. Kyriazis, Estia, Athènes non daté, p. 66. (en grec.)
34 Christos Yannaras, Ibidem, p. 188.
35 C. Délikostantis, « Les droits de l’homme entre Lumières et christianisme », Présence Scientifique du Foyer de Théologiens de Halki (Επιστημονική Παρουσία Εστίας Θεολόγων Χάλκης), vol. V, Athènes 2002, p. 72. (en grec.)
36 Les thèses analysées et commentées ici sont tirées de : http://orthodoxeurope.org/ site de la Représentation de l’Église orthodoxe russe près les institutions européennes. Il s’agit d’articles, nouvelles et communiqués, de la plume de l’ancien métropolite Cyrille de Smolensk et Kaliningrad, aujourd’hui Patriarche de Moscou. Il y expose la position de l’Église russe sur les droits de l’homme, ainsi que des informations de l’Église russe sur la même question. Pour des raisons d’économie et d’esthétique, je ne donne la référence que des passages cités intégralement.
37 « Une de ces idées fondatrices et positives du monde contemporain est la conception des droits de l’homme. » Métropolite Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Évangile et la liberté, Les valeurs de la Tradition dans la société laïque, éd. du Cerf, Paris 2006, p. 178.
38 Le patriarche Cyrille a présenté ces points de vue à plusieurs occasions, alors qu’il était métropolite de Smolensk et Kaliningrad. La forme développée ici peut être trouvée à Europaica, au site : http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
39 Métropolite Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Evangile et la liberté, op. cit. p. 178.
40 Idem.
41 Ibidem p. 179.
42 Idem.
43 Idem.
44 Métropolite Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Evangile et la liberté, op. cit. p. 180.
45 « L’affirmation, que la dignité de l’homme est une valeur importante qui doit être protégée par la société et l’État, est reconnue par la plus grand partie des civilisations, y compris par les orthodoxes », op. cit. p. 180.
46 Idem.
47 Idem.
48 Idem.
49 Ibidem p. 181.
50 Idem.
51 « J’ai cédé aux faits. Les évêques ont multiplié les exemples, ont commencé à citer non seulement des personnes, mais également des villes entières où les donatistes dominaient autrefois et où l’orthodoxie règne aujourd’hui. Le plus remarquable sur ce plan est ma ville dont les habitants étaient auparavant donatistes et qui sous l’influence de l’empereur sont retournés à l’orthodoxie ; ils ont maintenant une telle haine à l’égard des donatistes qu’on peut à peine croire que cette ville fut jadis celle des donatistes. » Idem.
52 « … C’est l’idée de la papauté qui s’est développée en Occident, conformément à laquelle l’homme demeurait dans le sein de l’Église véritable s’il suivait en tout l’autorité doctrinale de l’évêque de Rome », Ibidem p. 182.
53 Le libre-arbitre.
54 Métropolite Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Évangile et la liberté, op. cit. p. 182 : « Les missions byzantines et ensuite russe en sont une bonne illustration. Contrairement aux missions occidentales, elles ne mirent jamais l’accent sur la force des armes, mais agissaient à l’aide de la prédication et la persuasion. »
55 Ibidem p. 183.
56 Il écrit à ce propos : “Unity is impossible without the free participation of the individual in social life”, http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
57 Métropolite Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Évangile et la liberté, op. cit., p. 183 : « Le XVIe siècle vit naître en Russie l’idée de l’application du principe ecclésial de collégialité dans la sphère sociopolitique. »
58 Il écrit à ce propos : Personal dignity develops […] in fraternal relations with other individuals in which the priority of personal interests is rejected”,
http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
59 Métropolite Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Évangile et la liberté, op. cit. p. 184 : « Au début du XVIIe siècle Pierre Ier opta pour l’absolutisation du pouvoir, alors bien répandue en Occident. La démesure de ce pouvoir a provoqué la création d’un État bureaucratique qui ne pouvait supporter aucune autre force à ses côtés. Cela a abouti à la suppression du patriarcat, à la transformation de l’Église en un instrument bureaucratique et à la disparition des États généraux. Dans une perspective à court terme ces réformes se sont révélées efficaces, mais en même temps elles ont été à l’origine de la rupture croissante entre l’autorité et le peuple. »
60 Ibidem p. 184-185.
61 Le métropolite Cyrille écrit : For the Orthodox worldview, the idea of conciliarity is an important condition, along with freedom, for the development of personal dignity”, http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
62 Le métropolite Cyrille écrit : Russia’s historical experience has shown that in realizing human dignity the Orthodox worldview points to the importance of both individual freedom and the conciliar principles in social life. Neglect of one of these values leads to the disintegration of society and personality, while making community absolute at the expense of freedom leads to totalitarianism, while making individual freedom absolute at the expense of conciliarity leads to the disintegration of society and degradation of personality”,
http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
63 Article 29 : « L'individu a des devoirs envers la communauté, dans laquelle seule, le libre et plein développement de sa personnalité est possible », http://www.un.org/french/aboutun/dudh.htm#a29
64 Le métropolite Cyrille écrit : the introduction of ethical principle into this political and philosophical paradigm so important for modern international relations”, http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1
65 Le métropolite Cyrille écrit : we should not forget about measures aimed at consolidating conciliar and moral principles without which no realization of individual freedoms is possible”, http://orthodoxeurope.org/page/14/77.aspx#1

Chapitre II
Courants orthodoxes

Approches Nuancées

Comme nous l’avons vu, les droits de l’homme font l’objet d’une critique virulente même de la part des dirigeants de l’orthodoxie, tels le patriarche Cyrille de l’Église russe. Or, on pourrait facilement supposer que l’Église orthodoxe s’oppose aux droits de l’homme ou, du moins, que les croyants orthodoxes n’en ont pas besoin, que leur vie et leur liberté sont suffisamment garanties même sans ces droits. Qu’en est-il en réalité ? Nous verrons plus loin les positions de cinq personnalités de l’espace orthodoxe qui envisagent les droits de l’homme sous une optique différente de celle examinée jusqu’à présent. Les cinq écrivains théologiques aspirent au dialogue fécond des droits de l’homme avec la théologie orthodoxe, dialogue qui permettrait de dégager et conquérir les «véritables droits». Autrement dit, obtenir une reconnaissance universelle, effective surtout, de la valeur de l’être humain, valeur reconnue en chaque personne humaine de la terre, sans égard à tout qualificatif ou à telle ou telle caractéristique.
a) « Le droit de l’amour » (Archevêque Anastase de Tirana et de toute l’Albanie)
Orthodoxie et droits de l’homme 1
L’archevêque Anastase d’Albanie commence sa réflexion sur les droits de l’homme en posant la question centrale : « Qu’est-ce l’être humain ? » La réponse que les hommes donne à cette question joue un rôle déterminant dans leur façon de comprendre les droits de l’homme. Habituellement, ce sont les religions qui, au niveau social, donnent ou ont donné dans le passé, la réponse à cette question. Évidemment, la conscience religieuse et la foi n’ont pas cessé de jouer un rôle très important dans la formation des conceptions sur les droits de l’homme.
La problématique sur les droits de l’homme est plus récente. Sa formulation est associée aux développements historiques et aux reclassements survenus en Europe occidentale. Toutefois, sur le fond de la question, la réflexion théologique orthodoxe a fourni un matériel précieux susceptible d’aider le mouvement des droits de l’homme à surmonter ses nombreuses impasses et sa crise.
Examinant les Déclarations des Droits de l’Homme existantes, l’archevêque d’Albanie remarque un certain manque de rigueur dans le contenu de ces notions. Cette inconstance est aggravée par le cumul d’un nombre sans cesse croissant de nouveaux droits. En faisant une distinction tripartie des éléments présentés dans ces déclarations, nous notons que les plus anciennes parlent de liberté de l’individu, d’égalité entre les hommes et de dignité humaine. Toutes les déclarations postérieures n’ont cessé d’avoir pour base ces trois principes fondamentaux. Plus tard, d’autres principes y ont été ajoutés : la liberté de conscience, de pensée, de parole, de la presse, le droit de tous les citoyens de participer aux fonctions publiques, l’inviolabilité de la propriété, la sécurité personnelle, la séparation des pouvoirs et la souveraineté populaire. Ils pourraient être résumés comme des évolutions des droits politiques. Enfin, dans une troisième étape, nous relevons la définition exhaustive des droits économiques, sociaux et culturels de l’homme. Au départ des droits de l’homme se trouve le besoin de protéger le citoyen initialement contre le pouvoir discrétionnaire de l’État et, plus tard, de l’arbitraire d’autres groupes et agents.
L’orthodoxie n’est pas d’accord au même degré avec ce qu’on appelle les «droits de l’homme», si et autant que cela concerne leur noyau fondamental. Autrement dit, la liberté humaine, l’égalité entre hommes et la dignité humaine, font l’objet d’une unanimité spontanée. Pour d’autres en revanche, elle ne prend pas position, laissant ouvert le questionnement purement humain.
L’archevêque Anastase souligne une différence d’optique entre la religion et les déclarations. Ces dernières, en tant que documents socio-politiques, règlent ou cherchent à régler la vie de l’homme comme être politique, dans le domaine du pouvoir de César. Autrement dit, elles règlent les rapports de l’individu avec l’État.
Aux antipodes, l’orthodoxie, par le précepte évangélique : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu »2, délimite précisément la sphère religieuse et la sphère étatique. La foi chrétienne débute par Dieu et revient à Lui. Sur ce point3 réside la différence fondamentale de pensée entre l’archevêque d’Albanie et le professeur Christos Yannaras examinée plus haut4. Or, selon notre écrivain, l’orthodoxie n’a pas établi ni adopté de système sociopolitique, comme l’islam, ni porté en absolu les institutions formées au cours de l’histoire. Elle a cherché, elle cherche chaque fois, à les intégrer dans le contexte de la vie en Christ et en l’Esprit saint.
La religion et les déclarations ont des moyens et des objectifs différents. Le message chrétien s’adresse à la réflexion, au cœur et à la conscience de l’humanité, ayant comme seules « armes » la persuasion et la foi. En revanche, les déclarations cherchent à imposer leurs thèses dans une certaine forme de coercition juridique et politique. Elles soulignent et exigent que les hommes se conforment extérieurement à leurs prescriptions, qu’ils leur soient inféodés. Contrairement à cette attitude, l’Évangile insiste sur le consensus intérieur, la renaissance spirituelle et la transfiguration de l’humanité, au-delà de toute forme de contrainte externe. Les êtres humains acceptent ou rejettent librement et volontairement le message évangélique.
Toute approche orthodoxe des droits de l’homme doit prendre en considération ces différences de perspective fondamentales entre la religion et les déclarations.
Un autre point sur lequel Anastase d’Albanie s’attarde concerne la citation spontanée de la Magna Carta et de l’acquis de la Révolution française de 1789, comme étant à l’origine des droits de l’homme. Sans doute, ces deux moments ont-ils apporté des changements radicaux dans l’histoire d’Europe occidentale. Il faut toutefois signaler qu’aucun des deux n’a été une lutte pour l’homme en tant qu’humain. Promulguée par le roi Jean d’Angleterre en 1215, la célèbre Magna Carta « n’était pas une victoire pour la reconnaissance des droits du peuple », mais c’était « une réussite des nobles pour garantir leurs droits vis-à-vis du pouvoir royal »5. La même remarque vaut concernant la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Bien que ses articles soient généralement considérés « exprimer des vérités universelles, mondiales, ils reflètent au fond les intérêts de la bourgeoisie, dont les représentants les ont élaborés. D’où l’accent mis sur le droit de propriété comme droit inaliénable (…) et l’effort de donner la possibilité à la classe moyenne d’accéder à des postes clés »6. Certes, ces remarques n’ont pas pour but de réfuter l’importance que ces deux documents fondamentaux revêtent pour l’évolution ultérieure de l’histoire humaine.
L’origine des droits de l’homme est nettement plus ancienne que les susdits documents, associée aux convictions religieuses et aux préceptes fondamentaux de grandes religions. « … le monde occidental doit sans doute beaucoup à l’Évangile, alors que le développement de ces semences a été facilité par le climat de quête créé par la pensée grecque durant la Renaissance »7. Selon Anastase d’Albanie, les textes des droits de l’homme « présupposent un héritage chrétien »8, puisqu’ils impliquent une tradition d’autocritique et de résipiscence.
L’édifice entier des droits de l’homme est fondé sur le droit naturel, allant même jusqu’à l’extrême qui consiste à diviniser la raison humaine. L’orthodoxie accepte l’existence du droit naturel9. Elle se garde toutefois d’absolutiser ou d’émanciper les institutions naturelles qu’elle cherche à placer dans le contexte idéologique élargi de la doctrine sur l’homme et son salut10.
Où la réflexion chrétienne doit-elle donc intervenir ? La question est simple : les droits de l’homme sont-ils simplement et uniquement un effet de sa rationalité ou sont-ils inhérents à sa personnalité ?
D’emblée, l’idéologie des Déclarations peut être diversement interprétée. L’homme y est présenté comme un être autonome qui, à lui seul, peut se développer par son intellect et ses forces intérieures. Cela semble assez simpliste, étant « basé sur une anthropologie indifférente aux paramètres composant le mystère de l’homme »11. Les événements tragiques du XXe siècle, avec deux guerres mondiales et des hécatombes de victimes, ont montré qu’il était naïf de surestimer la raison présentée comme un « substitut de la foi en Dieu »12.
L’histoire de la civilisation occidentale se complaît dans l’«exagération» des absolutisations : de l’absolutisation de la foi en Dieu, elle est passée à celle de la raison et, delà, au despotisme de l’irrationnel, de l’absurde13. L’optimisme béat vis-à-vis des droits de l’homme et de la nature humaine a progressivement cédé la place à la déception, car tout un chacun parle des droits de l’homme et tout un chacun les viole. Car, en parlant des droits de l’homme, chacun séparément parle principalement de soi, excluant ou négligeant toute autre optique. Selon la conception chrétienne, il existe une antinomie inhérente à la nature humaine dont un précepte fondamental demeure la tragédie du péché humain et la possibilité de la surmonter14.
Cette façon exclusive de souligner les revendications comme étant les droits par excellence de l’homme, sans jamais parler d’obligations ni de responsabilités, rend ceux-ci partiaux. Il est impossible de revendiquer seulement des droits. Nous devons aussi assumer nos responsabilités pour chacun de nos actes15, sinon nous serons menés, si ce n’est déjà fait, à un individualisme malsain. Pour Anastase d’Albanie, il est impératif de concilier les droits individuels et sociaux, de sorte que le «Toi» transcende le «Moi», selon la parole évangélique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »16. Le sens de responsabilité demeure une composante essentielle de la dignité humaine, puisque, selon Mahatma Gandhi, tous les droits dont nous sommes dignes de jouir et de préserver proviennent d’obligations que nous avons remplies17.
Dans son préambule, la déclaration universelle des droits de l’homme semble élargir la portée du concept de personnalité humaine. En parlant de foi aux droits fondamentaux de l’être humain18, elle déborde ainsi les cadres juridiques stricts. Il est cependant manifeste que des termes, tels que, éthique, société démocratique et personnalité, demeurent vagues. Certes, nous comprenons l’effort de ceux qui ont élaboré le texte de présenter un document susceptible de faire l’objet du plus large consensus possible. Cela n’exclut pas le fait que « la Déclaration universelle semble vague du point de vue anthropologique »19.
Malheureusement, les déclarations sont confinées, en règle générale, dans des cadres et des formules légalistes, alors « qu’elles expriment un espoir, en même temps qu’une crise »20.
Selon l’archevêque d’Albanie, la disparité d’opinions idéologiques de notre temps ne favorise pas un certain consensus religieux ou philosophique. Dans cette foule d’opinions, l’orthodoxie doit prendre position. En soi, ces déclarations ne garantissent pas la dignité de l’humain, n’étant pas en mesure de le garder de son pire ennemi, son propre égocentrisme. Ceux qui pensent qu’il suffit d’accepter des documents pour que le monde devienne meilleur, vivent dans l’illusion. Dans notre société pluraliste, une base commune de consensus semble nécessaire. Toutefois, les concessions que ce processus implique risquent d’entamer la vérité universelle sur le mystère de l’homme. Ici, entre en ligne de compte l’« actualité de la religion »21.
Axé sur cette actualité, Anastase d’Albanie résume l’anthropologie orthodoxe22, pour mobiliser et susciter notre réflexion sur les droits de l’homme.
Premièrement, la création de l’homme «à l’image» de Dieu est le fondement de l’anthropologie chrétienne. « Toute l’humanité a été engendrée par le couple humain créé par Dieu. Par conséquent, tous les êtres humains, indépendamment de race, couleur, langue, éducation, sont dotés de la dignité de leur origine divine »23.
Deuxièmement, Dieu est Père de l’humanité. À l’instar de tout père, Dieu aime ses enfants. En outre, puisque tous les humains sont enfants du même père, ils sont frères entre eux. « … Toute l’humanité (…) est une grande, indivisible unité dont le Dieu trinitaire vivant est le centre fondamental d’existence »24.
Troisièmement, l’existence humaine a pour but d’engager, avec la grâce de Dieu, les facultés dont elle a été divinement dotée et de tendre à la «ressemblance» ; ce qui présuppose de vivre en harmonie avec toutes les créatures et toute la création, dans l’amour désintéressé, suivant le modèle de la Sainte Trinité.
Tous les humains partagent le même sentiment de culpabilité, celle du péché originel. L’être humain reste attaché à son Ego individuel, renie l’amour de Dieu et demande à accéder suivant ses propres critères à sa «divinisation», c’est-à-dire à son apothéose. Dieu a créé l’humain libre, au point de pouvoir même refuser l’amour de son créateur et père. Toutefois, l’humain « continue de garder (…) l’héritage de son origine divine » et la « nostalgie du paradis »25.
L’incarnation, enfin, du Fils et Verbe de Dieu, dont l’annonce constitue le noyau de la révélation chrétienne, donne à la personne humaine une nouvelle destination de «communion» avec le Dieu trinitaire et ses semblables – tous images de Dieu.
Comme j’ai dit plus haut, la pensée orthodoxe souscrit spontanément aux droits fondamentaux de l’homme. Toutefois, l’optique de la réflexion orthodoxe diffère pour chacun d’eux.
Pour la pensée orthodoxe, la dignité humaine est le corollaire du caractère sacré de l’humain, puisque celui-ci est une créature du Dieu personnel. Cette idée est très loin de l’optique de la modernité qui associe la dignité au mode de vie bourgeois de l’être humain, à ses acquisitions et à sa fierté. L’attitude orthodoxe aide à prendre conscience de la grandeur humaine, tout en sachant ses limites. Les modèles de cette optique sont les milliers de saints qui sont même allés jusqu’à sacrifier leur droit suprême, le droit à la vie, pour leur liberté intérieure et l’amour.
Or, Dieu a créé l’homme libre. Liberté26 ne signifie pas toutefois licence, mais sens de responsabilité qui, bien entendu, est intimement associée à la dignité. La liberté de l’être humain est délimitée par les commandements divins. « Dieu, au commencement, créa l’homme et le laissa libre et maître de ses volontés (…) à la réserve d’une défense qu’il lui fit (…) attachée à l’observance d’un seul commandement »27, nous enseigne saint Grégoire le Théologien.
L’égalité des êtres humains est fondée sur la parole paulinienne : « Il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout et en tous »28. Autrement dit, grâce à la Résurrection du Christ Sauveur, toute la race humaine est élevée, toute l’humanité sans exception.
Dans la pratique liturgique de l’Église, « tous (…) sont égaux devant Dieu et en Sa présence, chacun possède la même valeur »29.
La grande contribution de l’orthodoxie, qui apparaît comme un besoin impératif pour les droits de l’homme, est l’Amour, ce très puissant «droit de l’homme», que Dieu lui-même lui a donné. Aimer et être aimé, car ce n’est alors qu’il est accompli comme existence. La réalisation de la dignité humaine présuppose l’Amour de Dieu envers l’humain, l’amour de l’homme envers Dieu et, donc, l’amour des êtres humains envers leurs semblables. Ce n’est que si nous voyons autrui comme créature de Dieu, Son image, et comme frère, que nous respectons sa dignité. L’amour implique la liberté. Il n’est pas conditionné par les convictions de l’autre et ne laisse rien entraver son initiative.
Certes, dans les sociétés contemporaines laïques, nombreux sont ceux qui n’acceptent pas les affirmations ci-dessus. Nous devons leur témoigner du respect, puisqu’ils sont libres de croire ce qu’ils veulent. Tout être humain est égal à l’autre et possède les droits inhérents à la nature humaine qui, pour la tradition orthodoxe, porte la marque indélébile de l’image divine.
Les droits de l’homme dans l’histoire de l’Église orthodoxe
Examinant l’état actuel des droits de l’homme chez les orthodoxes, Anastase d’Albanie procède à une rapide rétrospective de l’histoire de l’Église orthodoxe, en cherchant comment les croyants, à chaque époque, ont envisagé les droits fondamentaux de l’homme.
Les chrétiens des premiers siècles vivaient en marge de l’appareil de l’État et de la société. Ils n’avaient dès lors, aucune possibilité d’influencer les rapports entre l’État et le citoyen. Cette situation s’est aggravée, durant la période de dures persécutions commises contre eux. Ces premières communautés soulignaient la valeur de l’être humain et ses «droits»30, alors que nous pouvons considérer leur martyre comme un effort tangible de défendre ces «droits».
Depuis Théodose le Grand, les choses changent et le christianisme devient religion officielle de l’État. Dans les écrits des Pères et des docteurs de l’Église, nous pouvons déceler certains des éléments qui, plus tard, constitueront le corps des Droits de l’homme : la valeur, la liberté et l’égalité des êtres humains. Les dirigeants ecclésiastiques ne disposent pas de pouvoir politique. Ils exercent cependant une grande influence et jouent un rôle catalyseur dans la formation de la conscience du peuple fidèle, en préservant inaltérable l’enseignement de l’Évangile. Le pouvoir politique a cependant utilisé l’orthodoxie comme lien de cohésion des innombrables habitants du vaste empire. En imposant la foi orthodoxe comme la seule vraie sur tout le territoire, cet effort d’unité a sacrifié la liberté religieuse, ne se montrant quelque peu tolérant que vis-à-vis du judaïsme.
À partir de 1461, date à laquelle disparaissent les derniers États libres des Byzantins, l’orthodoxie passe sous la domination opprimante d’un occupant de religion différente. Tout en continuant à exposer tout ce qui, plus tard, servira de base aux droits de l’homme, l’Église joue le rôle de défenseur et de consolateur des orthodoxes asservis. Les Turcs ottomans méprisent la personnalité des asservis, confisquent leurs biens, les humilient, les accablent d’impôts, enlèvent et islamisent de force leurs enfants robustes. Dans cette situation inhumaine, le clergé orthodoxe se tient aux côtés du peuple dans sa lutte pour survivre et préserver son identité.
À partir de 1821, date à laquelle, les populations orthodoxes balkaniques commencent à se libérer du joug turc, de nouveaux petits États commencent à se créer, après plusieurs siècles d’interruption, avec des populations purement orthodoxes. Ces peuples se montrent spontanément respectueux des droits de l’homme, dans leur majorité. Un des Pères et des figures de proue idéologiques de la Révolution grecque31, Rigas Feraios Velestinlis32, écrit à propos des « droits sacrés et purs dont le peuple a été divinement gratifié ». Il s’agit de : « premièrement, être, tous, égaux et non pas l’un inférieur à l’autre. Deuxièmement, être libres et non pas esclave l’un de l’autre. Troisièmement, être sûrs de notre vie : que nul ne puisse nous la ravir injustement et à sa guise. Quatrièmement, que nul ne puisse toucher aux biens que chacun possède, mais qui nous appartiennent, à nous et à nos héritiers. » « Tous, dis-je, Chrétiens et Turcs, sans aucune différence de religion », puisque « tous les hommes (…) conformément à la raison naturelle, sont égaux », poursuit-il.
« Votées par un peuple orthodoxe compact », les constitutions de l’État grec nouvellement créé « soulignent les droits de l’homme et proclament la foi dans les principes d’égalité et de liberté ». De fait, « les orthodoxes sont animés des sentiments libéraux qui n’ont pas été altérés par la dure expérience des persécutions et des répressions subies »33.
Toutefois, les populations orthodoxes ont traversé une période difficile, celle du communisme. Les régimes communistes ont opprimé la liberté religieuse dans la pratique, alors que, dans certains cas, le droit d’exprimer la foi religieuse a été aboli par prescription constitutionnelle !34 Dans ce climat négatif, l’Église orthodoxe a réussi à maintenir vivante la conviction dans l’égalité, la dignité et la liberté des hommes. Les dirigeants religieux ont été des promoteurs dans les luttes destinées à garantir ces droits.
Au XXe siècle, l’Église orthodoxe participe activement aux travaux du Conseil œcuménique des Eglises35, cosignataire, entre autres, des textes qui parlent de l’importance suprême de la liberté religieuse.
Anastase d’Albanie voit dans les fermentations et quêtes contemporaines, une occasion pour les orthodoxes d’approfondir davantage les sources. Or, toute crise est un défi. En redéfinissant son témoignage, l’Église orthodoxe peut jouer un rôle critique dans le monde contemporain, qui devrait commencer par une autocritique36. D’ailleurs, pour ce faire, elle dispose de sa doctrine, de sa longue expérience de foi et, surtout, de sa vie liturgique. Tout cela peut être une source d’inspiration pour ses membres de reconsidérer leurs positions et se repentir, devenant ainsi des facteurs de justice, de paix et d’amour. La foi orthodoxe exerce une profonde influence sur la conscience humaine concernant la liberté, la dignité, la fraternité et les autres droits de l’homme, principes fondamentaux qui sont le corollaire de ces idéaux37.
L’archevêque Anastase pense qu’il est nécessaire de donner une réponse métaphysique à la question sur la substance de l’existence humaine. La personne humaine, telle qu’elle figure dans le préambule et l’article 29 de la Déclaration universelle des Droits de l’homme, est le résultat des fermentations socio-politiques de l’histoire d’Europe occidentale. N’oublions pas qu’en 1789, c’est l’individualisme de la bourgeoisie qui a cherché à former tous les domaines de la vie sociale. Cela a eu pour résultat de renforcer les fonctions policières de l’État (État-gendarme), et de réprimer les revendications et exigences populaires. Cette tendance a été favorisée par le libéralisme philosophique qui, à son tour, a conduit à un formalisme à outrance. Tout cela a eu pour résultat de séparer droit et éthique, société et État. « Le principe moral d’autonomie semblait (…) ignorer l’être humain profond et les problèmes essentiels de l’existence humaine »38. L’idéologie libérale individualiste parlait de «personnalité», pour limiter simplement les ingérences de l’État, « partant du principe que chaque individu est libre de faire tout ce qu’il n’est pas interdit par la loi et que l’État n’est obligé d’exécuter que ce dont le droit le charge explicitement »39.
De la crise du XXe siècle l’idée de personnalité émerge à nouveau, comme principe directeur des autres principes partiels, préconisés par la politique, l’économie, l’éthique et le droit. Au siècle passé, l’homme a été opprimé par deux formes d’organisation de la société : la mentalité capitaliste de l’Occident et les régimes totalitaires. La première a donné naissance à l’individualisme agnostique ; les seconds ont mené à la massification.
La personne ne saurait être conçue indépendamment de la foi chrétienne – comme certains penseurs l’auraient voulu –, puisqu’elle a été formée par la pensée théologique des Pères grecs. Le «à l’image et à la ressemblance» concerne l’être humain comme personne et non pas comme individu.
La notion de communion suggère clairement l’idée que « les droits de tout homme sont indissociables de ceux des autres êtres humains »40. Il faut « participer activement aux moments de crise qui surviennent dans l’existence de son semblable, le soutenir, de tout cœur, dans son développement »41. C’est ici qu’entre magistralement en jeu la compréhension chrétienne de l’Amour. Je cite intégralement la merveilleuse métaphore utilisée par Anastase d’Albanie pour décrire l’Amour : « C’est le seul qui puisse transformer la société, d’un ensemble de grains de sable où chacun reste fermé et indifférent à son prochain, en un ensemble organique de cellules, où l’un contribue au développement de l’autre »42. Tout être humain a le droit d’être aimé et d’aimer. « … Pour devenir vraiment libre, il faut aimer »43. Dans la doctrine de l’Église sur la Trinité, la personne et la communion sont associées et harmonisées.
Aujourd’hui, signale Anastase d’Albanie, le culte voué aux droits de l’homme va jusqu’à en faire des idoles. C’est pour cela que la pensée orthodoxe doit souligner « le droit de l’homme de sacrifier volontairement même ses «droits» à l’amour »44. « L’amour est donc le plein accomplissement de la loi »45.
Tout cela ne réfute en rien l’importance bien connue des déclarations. Ce n’est un secret pour personne, l’hypocrisie internationale autour des droits de l’homme et leur violation systématique par des États et d’autres agents.
Pour Anastase d’Albanie, le grand problème est de savoir comment les Déclarations vont-elles s’intégrer dans la vie quotidienne des humains, comment deviendront-elles un vécu. La racine du mal réside dans l’égoïsme humain. « Dès lors, la conscience et la cohérence personnelle de chacun ont une énorme importance dans le respect des droits d’autrui »46. L’intellect par lui-même ne peut fournir toutes les réponses. Il faut continuellement purifier son cœur. Ici, le rôle primordial est joué par la culture d’une conscience religieuse saine. Ce n’est qu’en développant le sens de responsabilité personnelle que chacun pourra résister à la tentation de violer les droits de l’homme.
La tradition orthodoxe aspire surtout à la liberté intérieure, condition au développement intégral de la personnalité. Elle recommande donc la modération, l’«ascèse», la limitation des besoins, le jeûne, etc. La personne « a besoin d’être protégée de son amour-propre, la menace que son propre «ego» représente »47. Autrement dit, au fond, nos droits sont principalement menacés par notre propre arbitraire. « La libre acceptation de la croix, et non pas la croisade, est la force et la méthode pour développer l’égalité et la fraternité universelle »48.
Le modèle de l’homme ne doit pas être le bourgeois nanti, mais le saint et le martyr, sans pour autant que cela signifie qu’il faille ignorer notre condition somatique. Il ne fait pas de doute que nul ne peut imposer à autrui un tel mode de vie. C’est une expression de liberté personnelle, puisque « ce qui fait «ressembler» l’homme à Dieu est l’amour dans la liberté »49. Aucune contrainte extérieure ne peut forcer cette liberté intérieure.
Les remarques ci-dessus n’entendent pas entamer la valeur des droits de l’homme, mais montrer l’optique orthodoxe sur l’homme qui « surpasse en force et en souffle l’horizon »50 de ces droits. Les droits de l’homme sont toujours envisagés en fonction de ceux instaurés par le Dieu d’amour ; Lui qui, à l’intention de l’homme, a établi institutions, obligations et principes, terrain fertile permettant aux droits humanitaires de s’épanouir.
De même, la circonspection et l’ascèse dans la doctrine orthodoxe suggèrent l’intégration organique de l’être humain dans un contexte plus vaste. Au-delà de ses semblables, l’homme doit aussi prendre en considération la nature autour de lui. Ne pas la détruire, soucieux des générations futures qui possèdent des droits, bien qu’elles ne soient pas encore nées.
Du point de vue orthodoxe, le droit suprême de l’homme est la possibilité de divinisation, la victoire sur sa propre condition de péché.
Anastase d’Albanie croit que la tradition orthodoxe possède les mécanismes qui empêcheraient les Déclarations de rester de simples documents juridiques, sans portée pratique. D’ailleurs, aucune déclaration ne peut être exhaustive, étant animée par l’esprit et les besoins de chaque époque. Pour nous, c’est pourtant une raison supplémentaire d’être vigilants et de lutter, à chaque instant, en faveur des droits de l’homme. Les Églises doivent être « des centres d’inspiration éthique et spirituelle, des centres de formation de personnalités, des ateliers d’amour désintéressé, un lieu (…) où la vie humaine est érigée (…) au rang de la «communion de personnes», selon le modèle (…) de la Sainte Trinité »51.
L’orthodoxie accepte tout être humain tel qu’il est, respectueuse de sa liberté. Elle n’exige pas d’autrui d’adhérer à son dogme, quelle qu’en soit sa tradition, sa religion ou son idéologie aussi différente soit-elle. Cette ouverture d’esprit peut servir de base à un débat destiné à analyser et élargir les droits de l’homme, et cela à deux fins : promouvoir substantiellement leur acceptation universelle tant désirée et faire en sorte que ces droits deviennent un vécu pour tous les hommes de la terre.
b) La théologie de la personne (Prof. Jean Zizioulas, métropolite de Pergame)
Dans cette partie du mémoire, il sera question d’un écrivain ecclésiastique contemporain, le métropolite Jean de Pergame. Au chapitre concernant les thèses du professeur Christos Yannaras, nous avons dit qu’un des griefs faits aux droits de l’homme est que ceux-ci aient été réduits en de simples revendications de l’individu. À l’idée de l’individu qui souligne son « moi » et qui se réalise dans ce « moi », la théologie orthodoxe avance la contre-proposition suivante : la notion de la personne, qui se réalise moyennant ses relations avec les autres personnes. Le métropolite de Pergame insiste sur cette notion. Il considère qu’elle peut défendre et accomplir tout être humain comme entité, moyennant le présupposé des relations. En revanche, l’individu, unique mais seul aussi, perçoit les gens autour de lui comme une menace potentielle pesant sur son moi.
La personne est une notion occupant une place centrale dans la doctrine orthodoxe. La théologie patristique était celle qui, la première, a donné à la «personne» son sens ontologique absolu52. Dans le monde gréco-romain, les notions «visage, face» et «persona»53 signifiaient littéralement le masque porté par les acteurs dans les compétitions de drame (théâtre) et, métaphoriquement, le rôle joué par tout être humain dans la société. Grâce à la doctrine trinitaire chrétienne, le terme «personne» a revêtu une signification suprême, avec la formule de Tertullien et des Pères cappadociens, c’est-à-dire que Dieu est « une substance en trois personnes »54. Il est ainsi appliqué à Dieu lui-même. « Par conséquent, rien n’est plus sacré que d’être une personne. Le respect à la personne est respect envers Dieu »55.

La personne et l’évolution de la notion dans la culture occidentale

Selon le métropolite de Pergame, dans la philosophie occidentale et, partant dans la culture occidentale, la personne est une notion informée sous l’influence de saint Augustin. Conformément à la doctrine augustinienne, la personne est « cet être qui est conscient de lui et de son environnement, et qui se définit vis-à-vis des autres »56. Selon Panayotis Canellopoulos, Augustin57 est l’écrivain ayant enseigné à l’occidental de se plonger en soi, y repérer les parties obscures et ne pas se presser de les éclairer pleinement, comme le ferait le Grec de l’Antiquité58. « De cette introversion prend naissance la notion du sujet. C’est l’ego qui raisonne et ressent59, et qui agit en se distinguant et en s’opposant à ‘autrui’ ou aux ‘autres’, qui sont pour lui un objet, un rival potentiel, un ennemi potentiel de sa liberté »60. Le « moi » s’émancipe, acquiert ses propres lois et sa complétude. Il s’oppose à autrui, au semblable, au monde ou à la nature. En tant qu’individu, l’humain cherche les réponses en lui, dans la psychologie, le mysticisme. Il ne s’intéresse qu’à son «ego», ignore le «toi» et «autrui» ou rivalise avec eux. Les droits de l’homme ne peuvent pas être appliqués à tous les humains sans exception. Comment en serait-il autrement, si chaque individu revendique des droits pour son «moi», alors qu’il se désintéresse du «toi», d’autrui, c’est-à-dire son semblable et la nature, voire qu’il les combat ? Selon le métropolite de Pergame, il y a une issue à cette impasse : la théologie orthodoxe de la personne.
En Orient orthodoxe, la notion de la personne a évolué en suivant un parcours différent. La théologie orthodoxe définit la personne comme une identité qui prend sa source dans une relation avec autrui61. « Dieu lui-même est le modèle de la personne […] que l’homme est appelé à imiter »62 ; Dieu, comme amour qui, moyennant la relation, permet à «autrui» d’exister dans la liberté, qui plus est de se réaliser et de s’accomplir comme altérité.
Les relations entre personnes/humains ont pour modèle les relations des Personnes dans la sainte Trinité, puisque les noms des Trois Personnes – Père, Fils et Esprit – désignent des relations. Il ne peut exister de père sans fils ni de fils sans père. « Une personne est égale à nulle personne. La personne […] se définit par rapport à l’autre. Au fur et à mesure qu’elle s’en sépare et s’isole, elle est de moins en moins une personne pour devenir individu »63. Ainsi, la personne conçoit sa liberté comme faculté d’entrer en communion avec autrui, en transcendant son moi ; contrairement à l’individu qui conçoit cette liberté comme la faculté de poser des limites autour de lui64. Cela a pour résultat que l’individu cherche à se confirmer soi-même, alors que la personne confirme son existence et son altérité moyennant autrui. « … Sans le toi, qui confirme l’existence du moi, le moi n’a pas de sens, il s’anéantit, il cesse d’exister. Ainsi, alors que l’individu est menacé d’anéantissement lorsqu’il s’unit à d’autres individus, […] la personne ne risque de s’anéantir que lorsqu’elle cesse d’être unie à d’autres personnes » ; personnes qui « affirment son être comme ‘autrui’, comme hypostase »65.
La personne prend sa source dans la relation avec l’autre, alors que la liberté est identique à l’amour. « Plus on aime, plus on est libre »66. La liberté est, avant tout, considérée comme « une émancipation par rapport aux limites du ‘moi’, et non pas comme une prise de conscience des limites et de l’autonomie du ‘moi’ »67. Comme personne, l’être humain procède hors de soi68, pour s’unir au «toi» et à «nous». Saint Maxime le Confesseur appelle cela «relation d’amour». L’altérité et l’identité absolue de la personne émergent de cette relation. « Toute introversion, ‘tout repli sur soi’, menace la personne, son altérité et sa liberté, au-lieu de la nourrir »69.
Toute personne prend conscience de son altérité hypostatique, grâce à la confirmation libre de son altérité par une autre personne. C’est précisément ce qui se passe aussi dans les relations des Personnes de la sainte Trinité. Le Père n’a jamais existé sans le Fils. La relation ontologique entre ces deux Personnes détermine l’altérité de l’une comme de l’autre, c’est-à-dire sa liberté ontologique, sa liberté d’être qui elle est, et non pas une autre. La Personne du Père cesse d’exister si Sa relation au Fils cesse. C’est pour cette raison que le Fils est qualifié de «vérité» du Père70.
Or, lorsque les droits humanitaires priment l’individu et la défense de ses droits, ils donnent priorité à la partie – l’«ego» de chaque individu. Cela se fait souvent au détriment de l’ensemble – le «nous», c’est-à-dire la communauté des personnes. L’humain lutte pour défendre ses propres droits et ceux de son environnement immédiat, familial et professionnel, se montrant indifférent aux droits des autres humains. Néanmoins, les droits de l’homme doivent être universels, susceptibles de défendre la dignité et la liberté de tout être humain, indépendamment de toute circonstance, origine ou conflit d’intérêts individuels. Autrement dit, ils doivent défendre les droits de l’ensemble et non de la partie aux dépens de l’ensemble.
« Le développement exclusif des sciences et de la technologie sans point d’appui spirituel et moral conduit à des routes dangereuses. L’Orthodoxie soutient l’importance et la priorité de la personne sur l’individu ; à travers le culte eucharistique et la tradition ascétique, elle invite aussi l’homme à développer une attitude de communion, tant envers Dieu qu’avec les autres hommes et la nature. Telle est la quintessence du message de l’Orthodoxie aujourd’hui »71. Allant dans ce sens, la théologie de la personne met en relief les relations des personnes. Contrairement aux individus, les personnes ne cherchent pas simplement à régler les conditions de coexistence – obligatoire –, ni à édicter des canons qui défendent l’individu contre la «menace» des autres individus. La communauté des personnes « constitue une unité qui se dégage de la libre relation des personnes. Cette relation non seulement respecte, mais aussi relève l’altérité, c’est-à-dire l’absolue unicité de toute personne »72. Autrement dit, la théologie de la personne peut faire sortir les droits de l’homme de l’impasse que constitue leur réduction individuelle. L’homme peut sortir de cette impasse qui consiste à se définir soi-même. Il peut se tourner vers une société où tous les êtres se définiront l’un l’autre grâce à leur relation mutuelle73.
Or, la contribution de l’orthodoxie aux droits de l’homme peut être la personne, telle que cette notion est comprise dans la doctrine orthodoxe. Lorsque le droit de l’homme est réduit en un droit individuel, il risque de perdre son sens premier. Les droits de l’homme se réfèrent à l’Homme, à tout être humain. Lorsque cependant, ils sont réduits en simples revendications individuelles, ils deviennent automatiquement prérogative d’un groupe et non pas de l’humanité tout entière. Cela, étant donné que seuls ce qui ont accès à des institutions et à des agents exécutifs pourront voir leurs demandes satisfaites, et «obtenir» leurs droits. De la sorte, apparaissent nécessairement des êtres humains «à deux vitesses» : ceux qui peuvent jouir des droits et revendiquer leurs droits, et ceux qui, par la force des choses, ne le peuvent pas. On comprend que ce risque n’est pas seulement théorique.
Certes, ce que le métropolite de Pergame propose n’est nullement facile. Théoriquement, il peut y avoir un consensus universel en faveur de l’idée de la personne, vis-à-vis de celle de l’individu. Pour prendre cependant conscience de la différence qualitative entre les deux notions, il faut réorienter toute notre vie dans cette direction. La théologie orthodoxe de la personne peut imprimer à l’humanité un nouvel élan, la faire sortir du piège de l’individualisme à outrance dans lequel elle est depuis longtemps tombée. Pour appliquer ce principe, il faut donner priorité à la personne réalisée et accomplie dans ses relations, à l’intérieur et à l’extérieur de l’orthodoxie. Or, malheureusement, la réussite et le bonheur personnels sont considérés en tant que principe souverain posé comme unique but de la vie. En montrant l’exemple74, les Églises orthodoxes à travers le monde peuvent-elles et doivent-elles proposer une alternative dans l’approche de la vie. Elles peuvent montrer à l’homme contemporain un chemin différent pour qu’il sorte des impasses auxquelles les conceptions individualistes le mènent. Autrement dit, selon Jean de Pergame, les impasses créées par les droits de l’homme imposent de substituer le «droit de la personne»75 à la notion des droits de l’«individu». « La pluralité et l’unicité de tout être humain séparément »76 seront ainsi plus efficacement défendues. Bien entendu, cela ne signifie pas la compression de l’individu, puisque la communauté a l’individu/personne comme présupposé. N’oublions pas, d’ailleurs, que l’affirmation de l’individu77 est une dimension fondamentale de la notion de personne.
Pour réaliser tout cela, il faut oser engager le dialogue, d’abord au sein de l’orthodoxie, ensuite, avec toute religion et système philosophique. Il faut surmonter la crainte d’entrer en contact avec ce qui est différent et la politique d’autruche, son corollaire. Le dialogue n’a jamais été préjudiciable aux partenaires, surtout lorsque ce dialogue a pour but de préserver la dignité de l’Homme lui-même.
1 Les points de vue de l’archevêque Anastase sont puisés dans son livre Universalité et Orthodoxie, Akritas, Néa Smyrni 20045, dont un chapitre intitulé Orthodoxie et Droits de l’Homme est consacré à la question. (p. 65-106, en grec.)
2 Mt 22, 21.
3 Anastase, archevêque de Tirana et de toute l’Albanie, Universalité et Orthodoxie, op. cit. p. 71.
4 Le professeur Yannaras voit l’orthodoxie comme un exemple culturel de l’empire byzantin. Contrairement à lui, Anastase d’Albanie exprime la conviction que l’orthodoxie a renoncé à la politique et au pouvoir, se contentant d’exercer son influence spirituelle et interne sur ses croyants. Voir, plus analytiquement : Anastase, archevêque de Tirana et de toute l’Albanie, Universalité et Orthodoxie, op. cit. p. 86-88.
5 Anastase, archevêque de Tirana et de toute l’Albanie, Universalité et Orthodoxie, op. cit. p. 72.
6 Ibidem p. 72. Voir aussi la critique de Karl Marx sur les déclarations classiques.
7 Idem.
8 Ibidem p. 73.
9 Rm 2, 14.
10 D. I. Eurygéni, « Droits de l’homme, droit positif, droit naturel », Arménopoulos, 1967, p. 3-11. (en grec.)
11 Ibidem p. 74.
12 Idem.
13 Idem.
14 Ibidem p. 75.
15 Mahatma Gandhi, Les droits de l’homme, recueil de textes, Euthyni, Athènes 1977, p. 29, en grec : « J’ai appris de ma mère illettrée, mais fort sage, que tous les droits dont nous sommes dignes de jouir et de préserver proviennent d’obligations que nous avons remplies. Or, même s’agissant du droit à la vie, il ne nous appartient que lorsque nous faisons notre devoir en tant que citoyens du monde. »
16 Mc 12, 31.
17 Mahatma Gandhi, op. cit. p. 29.
18 C’est-à-dire, la valeur et la dignité de la personnalité humaine, etc.
19 Anastase, archevêque de Tirana… op. cit. p. 77.
20 Idem.
21 Idem.
22 Dans la civilisation occidentale, c’est la foi en l’esprit humain, intellect et volonté, qui a prédominé, alors que dans notre Orient, ce sont la liberté et l’amour, calqués sur le modèle de la Sainte Trinité.
23 Anastase, archevêque de Tirana… op. cit. p. 79.
24 Ibidem p. 80.
25 Ibidem p. 81.
26 Nicolas Berdiaev, Esprit et liberté, Traité de philosophie chrétienne (1927), traduit en grec par le métropolite Irénée de Samos, Apostoliki Diakonia, Athènes 1952 : « Toute la doctrine chrétienne sur la création du monde, la chute et la rédemption des humains, est fondée sur l’idée de liberté. Sans la liberté, la justice divine serait impossible et l’évolution universelle n’aurait aucun sens. »
27 Grégoire de Nazianze, De l’amour des pauvres, Discours 14.
28 Col 3, 11.
29 Anastase, archevêque de Tirana… op. cit. p. 83.
30 C’est-à-dire, l’égalité, la liberté, la dignité, la fraternité.
31 Collections thématiques, vol. 2. Nikos Giannopoulos, Grandes batailles du soulèvement national (1821-1829), éd. Periskopio, Athènes 2009. (en grec.)
32 L. I. Vranousis, Rigas Velestinlis (1757-1789), Association de diffusion d’ouvrages édifiants, Athènes 19632, p. 116-117 et 153-158.
33 Anastase, archevêque de Tirana… op. cit. p. 90.
34 Il s’agit du cas de l’Albanie aux années 1967-1990.
35 Religious Freedom: Main Statements by the W.C.C. 1948-75, WCC, Geneva 1976.
36 Anastase, archevêque de Tirana… op. cit. p. 91.
37 Ibidem p. 92.
38 Ibidem p. 94.
39 Idem.
40 Ibidem p. 96.
41 Idem.
42 Idem.
43 Idem.
44 Idem.
45 Rm 13, 10.
46 Anastase, archevêque de Tirana… op. cit. p. 97.
47 Ibidem p. 98.
48 Ibidem p. 99.
49 Idem.
50 Ibidem p. 100.
51 Ibidem p. 102.
52 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Du masque à la personne. La contribution de la théologie patristique à la notion de la personne » in Charistirion, Ouvrage collectif en hommage au métropolite Méliton de Chalcédoine, Thessalonique 1977, p. 287-323. (en grec.)
53 Idem.
54 Una substantia, tres personae. Tertullien, Adv. Prax. 11-12.
55 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Le droit de la personne », in Actes de l’Académie d’Athènes, vol. 72 (1997) fasc. II, p. 589. (en grec.)
56 Idem.
57 « … L’esprit européen a jailli de la pensée d’Augustin. Si on soustrait Augustin de la pensée européenne, son édifice tout entier s’écroule, de même que si on enlève les Pères grecs de l’Église, il n’y a plus d’orthodoxie », Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Esprit européen et orthodoxie grecque », Euthynie 167 (1985) 569. (en grec.)
58 Panayotis Canellopoulos, Histoire de l’esprit européen, 1ère partie : D’Augustin à Michel Ange, vol. 1, chap. 1, Athènes 19765, p. 20. (en grec.)
59 Boethius, «Persona est naturae rationabilis individua substantia», Contra Eutych. et Nest. 3.
60 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Le droit de la personne », op. cit. fasc. II, p. 590.
61 Christos Yannaras, La personne et l’éros, Athènes 1976, p. 19-36. (en grec.)
62 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Le droit de la personne », op. cit. p. 590.
63 Ibidem p. 591.
64 « Libre est celui qui est à lui-même sa fin et n’existe pas pour un autre », Aristote, Métaphysique 982b.
65 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Le droit de la personne », op. cit. p. 592.
66 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Esprit européen et orthodoxie grecque », op. cit. p. 572.
67 Idem.
68 «Extase» au sens propre du mot grec : se porter hors de soi, transcender son moi.
69 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, idem.
70 Athanase le Grand, Contre les Ariens, I, 20-21.
71 Patriarch Bartholomew 1st, Entretien au magazine Etudes Helléniques / Hellenic Studies, no 1, printemps 1996, p. 8.
72 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Le droit de la personne », op. cit. p. 593.
73 Idem.
74 La divine Eucharistie, au sein de laquelle la communion des personnes est réalisée.
75 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Le droit de la personne », op. cit. p. 599.
76 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « La personne et les interventions génétiques », Indiktos 14 (juin 2001) 67.
77 C’est-à-dire l’affirmation d’autrui.

Chapitre III
Courants orthodoxes

Approches Affirmatives
  1. Nécessité du dialogue entre orthodoxie et modernité(Dr. Pantélis Kalaïdjidis)
Pantélis Kalaïdjidis est responsable du programme de l’Académie d’études théologiques appartenant au diocèse métropolitain de Dimitrias, en Grèce. Il examine les droits de l’homme sous l’angle du rapport entre l’orthodoxie et la modernité. La question qu’il se pose est simple et cruciale : « L’orthodoxie s’est-t-elle arrêtée avant la modernité ? »1. Autrement dit, l’orthodoxie est-elle capable d’émettre un discours fécond destiné à l’homme contemporain vivant dans un monde formé par la modernité ; ou se trouve-t-elle piégée dans son passé historique évoqué et sublimé par un cercle restreint de nostalgiques ? L’orthodoxie que représente-t-elle aujourd’hui dans le monde contemporain ?
Nous pouvons affirmer que les droits de l’homme sont l’acquis majeur de la modernité, la mise en relief et la défense de l’individu. La plupart des croyants orthodoxes vivent dans des sociétés au sein desquelles les droits de l’homme sont légalement garantis.
Nous avons vu précédemment la polémique soulevée à propos du modernisme, mais aussi certaines thèses nuancées. Il existe cependant des attitudes plus positives parmi les intellectuels orthodoxes. Celle de Pantélis Kalaïdjidis est parmi ces dernières et elle sera examinée ci-dessous.
Pour comprendre toutefois l’attitude de cet écrivain vis-à-vis des droits de l’homme, nous devons examiner sa façon de concevoir le rôle et l’identité de l’Église, en général. « … Le plérôme (accomplissement) et l’identité de l’Église », écrit-il, se trouvent « dans les fins dernières (eschaton), dans l’avenir du Royaume de Dieu » « qui a déjà commencé à éclairer et à influencer le présent et l’histoire »2. L’Église n’est pas statique, mais « elle se trouve en chemin, in statu viae »3. Elle s’accomplit et se réalise continuellement. Elle « … puise son hypostase […] dans ce qui sera fait aux fins dernières »4 et non pas dans ce qu’elle est ou qu’elle était autrefois, dans son passé. Or, l’Église ne s’identifie pas à une réalité historique déterminée.
Lorsque, dans l’Église orthodoxe, nous parlons d’eschatologie, nous n’entendons pas seulement l’au-delà, uniquement l’angoisse de la mort et les questions posthumes. L’eschatologie donne un sens à l’Église, elle concerne la venue des fins dernières, l’anticipation de la vie du siècle à venir. Cette foi « rend active l’attente des fins dernières […] placée […] au niveau […] de l’action qui incite à prendre des résolutions, à faire des choix courageux, à l’égard du monde, de la civilisation et de l’histoire »5.
L’eschatologie souligne essentiellement une nouvelle attitude de vie, une « orientation de l’existence en vue du Royaume »6. Il ne suffit pas d’espérer les fins dernières. Elles sont maintenant, dans chaque instant. Nous devons donc adapter notre vie comme si le jour du jugement était arrivé. Cette attitude de vie « qui évoque une prise de distances, d’ordre eschatologique, par rapports aux schémas du monde »7, ne méprise pas l’histoire. D’ailleurs si elle le faisait ce serait avoir des œillères. Au contraire, « elle s’accompagne de sentiments de repentir pour le passé, d’une part, de confiance et d’ouverture vers l’avenir, d’autre part »8. Elle a le sentiment qu’il s’agit d’une vie « intermédiaire », puisque « notre connaissance est limitée »9.
Le chrétien vit dans l’intervalle entre la Résurrection de Jésus Christ et les fins dernières. « Tout est évalué sur la base des fins dernières »10 et la vie quotidienne de tout chrétien est orientée vers le nouveau monde annoncé par elles, dont « le présent prend sens et but »11. Ainsi, il ne se laisse pas piéger par les impasses de ce monde, non pas car il méprise le monde, mais car il refuse de conformer sa vie aux exigences du monde présent. « Sans mépriser l’histoire, il refuse de circonscrire son but dans l’histoire », puisque le christianisme « se réfère à une réalité – le Royaume de Dieu ; réalité post-historique, mais qui a déjà commencé à influencer et à éclairer le présent historique, puisque les fins dernières envahissent sans cesse […] l’histoire »12.
Le christianisme n’est ni épris du passé, obsédé dans les schémas historiques et canoniques antérieurs, ni négateur du présent. Il a le regard tourné et se tourne vers l’avenir, les fins dernières, dont il attend l’accomplissement de son existence. Les fins dernières n’abolissent pas l’histoire, mais donnent à celle-ci une dimension, un sens et un but eschatologiques13.
Sans cette perspective eschatologique, la tradition se tourne nécessairement avec nostalgie vers le passé – en l’idéalisant souvent – et stigmatise l’orthodoxie, en présentant celle-ci comme s’être « laissée piéger dans des schémas culturels du millénaire byzantin et en décalage permanent avec notre temps et l’histoire »14. La tradition n’est pas, ne saurait être, du conservatisme, « un mélange ambigu de culte voué à l’antiquité et d’attrait irrésistible pour Byzance »15. Nous devons nous départir, souligne-t-il, de notre conception de l’Église uniquement comme gardienne et garante de la continuité nationale, et de l’axe conflictuel Orient-Occident. La parole de l’Église doit être « un discours de témoignage sur la présence vivante et prophétique de l’Église dans le monde »16. Christ est le critère diachronique de tout et non pas un quelconque modèle culturel traditionnel, comme le modèle byzantin17. Ayant comme critère le Christ, l’Église ne saurait esquiver le nouveau et le moderne, ni dévaloriser la modernité18 ; elle ne peut dénigrer ni sous-estimer ce qui est différent.
Sur la base de ce qui précède, l’écrivain suggère un dialogue entre orthodoxie et modernisme « ne fût-ce que dans un contexte fondamentalement postmoderne »19. Les milieux théologiques orthodoxes critiquent vivement cette opinion, comme je l’ai déjà dit. Ils donnent priorité au moyen de remédier aux erreurs de la modernité, comme la seule chose utile qui résulterait de notre contact avec elle20. Pour montrer l’ampleur universelle que prend la contestation à l’égard de la modernité, l’écrivain cite l’exemple21 du protestant américain Francis Schaeffer. Tout en assimilant la modernité au mal absolu, celui-ci n’hésite nullement à intégrer la post-modernité, bien entendu à des conditions, dans son système théologique. D’autres penseurs – surtout dans le domaine de la philosophie et des sciences sociales  – « préfèrent discerner, dans le ‘postmoderne’, des éléments de continuité ou de nouvelle version de la modernité », plutôt que de voir la fin et le dépassement de celle-ci. Ils parlent donc de modernité «tardive» ou «seconde»22.
Dans la suite de son exposé, l’écrivain distingue les caractéristiques de la modernité de celles de la post-modernité. Dans la modernité, il discerne : (a) les grands récits ; (b) une conception préconisant l’évolution linéaire de l’histoire et l’idée de progrès ; (c) la recherche d’une vérité objective et la quête de certitudes ; (d) une « identité donnée et solide du sujet bourgeois incarne la Raison ‘toute-puissante’ »23. Dans la post-modernité, il identifie, en les y opposant : (a) les nombreux récits et vérités partielles ; (b) un cours discontinu du temps historique ; (c) l’apothéose de la différence ; (d) la « revanche prise par le désir et les pulsions psychiques sur les revendications de la Raison » ; (e) la désintégration du sujet, etc.24. Bien entendu, il nous rappelle que les remarques ci-dessus, ne sont nullement de définitions exhaustives, mais de simples « repères pour aborder ces périodes »25.
Il n’y a pas eu jusqu’à présent de rencontre substantielle et créative ni de débat critique entre l’orthodoxie et la post-modernité. En effet, « … la modernité n’a exercé sur l’Orient orthodoxe qu’une influence exogène, celui-ci n’ayant eu qu’un contact occasionnel et superficiel avec elle ou avec ses conquêtes fondamentales »26. Bien entendu, il existe des exceptions. La première, dans l’Église russe, du temps de Pierre le Grand qui a été néanmoins imposée d’en haut et de manière violente. La deuxième exception concerne l’espace grec avec les Lumières néo-grecques courant qui, bien qu’il soit considéré inachevé, supposait nécessairement une influence de la modernité. Nous pouvons affirmer la même chose concernant la renaissance de la philosophie religieuse russe du XIXe et du XXe siècle, de même que concernant la théologie russe de la Diaspora. L’écrivain affirme aussi que même les cas anti-occidentalistes sont dus au contact que leurs promoteurs ont eu avec les courants de la modernité. Il cite enfin « des courants théologiques plus récents, comme la théologie de la personne et la théologie des années ‘60 ». Ceux-ci ont été influencés, dans une certaine mesure, « tant par le mouvement des slavophiles, que par la théologie russe de la Diaspora », dit-il. Ces deux derniers courants sont entrés en contact avec telle ou telle expression ou forme de la modernité. Ce qui est paradoxal c’est que les peuples orthodoxes se sont empressés d’adopter des principes modernes, comme ceux des nations ou l’idée d’État-Nation, allant même jusqu’à créer des Églises nationales qui ont ainsi perdu leur caractère œcuménique. Bien que les peuples orthodoxes affichent leur aversion de la modernité, ils en sont pourtant adeptes !27 Pour expliquer cette attitude des peuples orthodoxes, il aurait fallu, bien évidemment, faire une étude sociologique et historique plus poussée, qui déborderait le cadre du présent mémoire.
De prime abord, l’opposition de l’orthodoxie à la modernité serait explicable, les Lumières ayant mis en relief l’anthropologie vis-à-vis de la théologie, avantageant en conséquence la morale vis-à-vis de la métaphysique. Les Lumières affirment le monde sensible et la corporalité, alors que l’idée de la nature acquiert une signification centrale. Bien évidemment, il s’agit d’une inversion de pôles. La pensée cherche par tout moyen à s’émanciper de la l’autorité ecclésiastique, en idéalisant la raison et la science. On assiste à un retour à l’antiquité et à son modèle démocratique – sans pourtant que cela soit compris dans son essence, mais appréhendé plutôt de manière idéalisée. Cela a pour résultat d’ignorer le Moyen Âge et Byzance « considérés comme agents d’un pouvoir absolu et religieux »28» ; pouvoir qui, à son tour, est a priori assimilé à toute idée rétrograde dont la pensée devait s’émanciper. La naissance de la post-modernité montre le besoin de rapprochement, de façon à éviter la polarisation.
La théologie orthodoxe s’intéresse, à plus d’un titre, à engager le dialogue avec les Lumières. Pantélis Kalaïdjidis cite quelques-uns de ces aspects dont certains intéressent la question traitée au présent mémoire sur les droits de l’homme.
Or, sous l’impulsion des Lumières, moyennant la Déclaration américaine (1776) et française (1789), « durant la modernité, le respect des droits de l’homme est explicitement revendiqué ; revendication qui, depuis, ne fait que se consolider et s’élargir », dit-il. Cette demande « constitue le noyau du modèle moderne »29. Nous pouvons déceler pourtant chez les penseurs orthodoxes une « réticence diffuse », au point que dans les cercles occidentaux et parmi les penseurs pro-occidentaux semble s’instaurer « la conviction que l’orthodoxie est incompatible avec le monde moderne et les conquêtes de la modernité »30. C’est un fait que l’orthodoxie n’a pas toujours pu relever le défi des droits de l’homme, alors qu’en pratique leur culture « est souvent affirmée comme étant plutôt absente »31. Certes, la théologie orthodoxe s’est souvent efforcée de contrebalancer ce « déficit » en l’habillant théologiquement et philosophiquement. En effet, « à la base de la philosophie des droits humanitaires, elle ne voit que l’apothéose de l’individualisme/subjectivisme et leur garantie centrée sur l’individu » ; idées qu’elle confronte avec la culture de l’orthodoxie centrée sur la communion. Dès lors, on fait grief à la culture des droits de l’homme de combattre l’ordre divin et, partant, de rompre la communion des personnes. Pantélis Kalaïdjidis cite l’exemple du professeur Christos Yannaras qui va même jusqu’à parler de l’: « inhumanité du droit » ; logique du droit qui a pour corollaire la revendication centrée sur l’individu ; risque d’altérations anthropologiques, c’est-à-dire de glissement à une sorte de psychisme humain handicapé, privé de ses facultés de référence et de communication32. Aux antipodes, se trouvent certainement les approches plus nuancées du professeur Marios Begzos33, du professeur Savvas Agouridis34 récemment décédé, du professeur Constantin Délikostantis et de l’archevêque Anastase d’Albanie35. Tout en reconnaissant la pertinence de la réticence et de la critique que la culture orthodoxe exerce aux droits de l’homme, ces écrivains en font une approche positive, considérant que la liberté de ces droits est « avant tout une responsabilité et un engagement en faveur de la liberté et de la paix humaines »36. Cette optique de la question, en aucun cas, ne pourrait-elle se différencier de la façon orthodoxe de voir les choses. Conformément à cette dernière, tout être humain est créé à l’image de Dieu et, donc, tout homme est libre et doit vivre en paix. La doctrine orthodoxe sur «à l’image» et «à la ressemblance», la théologie de la personne37, la dimension sociale de l’orthodoxie, bref tout cela peut apporter une nouvelle dynamique aux droits de l’homme ; droits qui sont en processus permanent d’élargissement et d’évolution. Outre sa nécessité, le dialogue avec la modernité fournirait à l’orthodoxie une excellente occasion d’apporter sa pierre à l’édifice des droits de l’homme ; il lui permettrait d’exposer la dimension sociale de la liberté humaine. Il est préjudiciable à l’orthodoxie de rejeter les droits de l’homme, la modernité, au sens large. Les droits de l’homme ont manifestement pris naissance en dehors des vécus historiques des peuples orthodoxes38. Il n’en demeure pas moins que ces peuples peuvent tirer profit du dialogue avec les droits de l’homme, mais aussi y apporter leurs propres expériences historiques, en participant activement à leur évolution, en évitant la «schizophrénie»39 qu’implique leur acceptation irréfléchie.
Un pareil dialogue libèrerait l’orthodoxie de phénomènes d’introversion qui, ces derniers temps, sévissent dans plusieurs Églises orthodoxes locales. Malheureusement, le repli sur soi, qui était justifié à l’époque de la domination ottomane, prend souvent la forme d’un nationalisme religieux, marginalisant la perspective eschatologique de l’Église, substituée par «la contribution nationale» et le rôle de l’Église dans la sauvegarde des idéaux nationaux40.
Pantélis Kalaïdjidis considère41 que de telles attitudes n’ont pas de place dans l’Église, étant similaires au courant des Zélotes à l’époque de Jésus. Autrement dit, lorsque l’on souligne le rôle national d’une Église aux dépens de son rôle sotériologique et eschatologique, cela risque d’être à la recherche, à l’instar des Zélotes, d’un Messie souverain séculier, occupant ou révolutionnaire, susceptible de conduire telle ou telle nation à des victoires terrestres. De la sorte, l’Église tombe dans le plus dangereux des pièges, en s’identifiant aux choses du monde. Elle cesse de s’occuper des fins dernières, de s’y préparer et d’y préparer ses croyants. Son Messie n’est plus le Fils et Verbe de Dieu, mais un quelconque dirigeant national. Son but n’est plus spirituel, mais matériel. Sa prédication ne touche pas tout être humain, mais un groupe donné, sur la base de critères nationaux. Certes, le Royaume de Dieu « ne viendra pas par l’exercice d’une violence révolutionnaire, puisque l’initiative de la venue de ce nouveau monde appartient à Dieu »42.
Du point de vue de l’histoire, la création des États modernes avec une population orthodoxe justifie le fait d’identifier Églises locales et nation, dans la mesure où cette assimilation est considérée comme pastorale. N’oublions pas l’oppression et la misère de ces peuples, exposés au risque d’un occupant professant une religion différente ou du communisme. Il est cependant tragique que ce rôle pastoral, assumé par les Églises locales, ait été trop accentué, allant même, dans certains cas, jusqu’à empiéter sur l’enseignement orthodoxe lui-même, assimilant la foi à la nation. Pantélis Kalaïdjidis fait un parallélisme saisissant de cette «déchéance» de certaines Églises locales. Il considère qu’elles ont cédé aux trois tentations que le Christ a repoussées dans le désert.
Cette «tentation» qui consiste à assimiler le domaine religieux au domaine national a mené les écrivains en dehors de l’orthodoxie, mais aussi les sceptiques dans nos frontières, de parler d’orthodoxisme. Ce n’est certes pas vrai. Il se peut que, au cours de l’histoire, l’orthodoxie ait été forcée de se restructurer administrativement, de chercher sécurité et tranquillité dans le contexte de tel ou tel peuple et nation. Toutefois, son enseignement et son message demeurent œcuméniques. Des agents ecclésiastiques ont, sans doute, indûment profité de cette rencontre entre nations et orthodoxie, en croyant peut-être exercer ainsi mieux leur travail pastoral. Ils sont néanmoins peu nombreux et ne font pas la règle. La fragmentation de l’Église orthodoxe en «Églises nationales» joue un rôle purement pastoral et administratif, pour faciliter son travail au sein des États dans lesquels celles-ci sont établies et fonctionnent. Il s’agit d’ailleurs d’une division purement administrative, puisque toutes les Églises locales sont sous la conduite spirituelle de l’Église Mère, le Patriarcat œcuménique de Constantinople. N’oublions pas que « toutes les nations seront associées »43 à l’histoire de l’économie divine.
Dès lors le message que dégagent les écrits de Pantélis Kalaïdjidis est un : le dialogue. Autrement dit, l’isolement, le repli sur soi ne sont pas profitables à l’orthodoxie. Par ailleurs, ce serait folie d’adopter la post-modernité de façon irréfléchie, puisque celle-ci est le résultat de la modernité. Avant donc d’accepter ou de rejeter la post-modernité, nous devons connaître son précurseur, celui qui « l’a générée » : la modernité. Sinon, les sermons sur une assimilation aveugle de la post-modernité semblent une simple suite de l’orthodoxisme prôné par d’autres qui éloignent ainsi l’Église de sa perspective eschatologique. Or, ce n’est qu’en engageant le dialogue avec la modernité, même tardivement, comme l’écrit souvent Pantélis Kalaïdjidis, que nous pouvons nous faire une opinion sur elle, l’accepter ou la rejeter.
Partant, nous pouvons dire la même chose à propos des droits de l’homme. Tout dialogue a un effet créatif sur tous ses participants. L’orthodoxie peut avoir une idée plus précise sur les droits de l’homme. Ceux-ci, à leur tour, comme un organisme en développement, peuvent assimiler certaines doctrines fondamentales de l’orthodoxie sur la valeur de la personne humaine et son mode de vie.
Pour que la proposition de l’écrivain ait des résultats concrets, je suggère que ce dialogue ait deux volets. Premièrement, entamer un dialogue public au sein des populations orthodoxes pour leur permettre de s’informer analytiquement sur la conquête, l’évolution et les impasses éventuelles des droits de l’homme. Ainsi, sera engagé un dialogue parmi les croyants orthodoxes qui portera des fruits internes dans cette direction et qui explicitera la position de l’orthodoxie sur la question, hors et dans nos «frontières». C’est là que peut commencer le second volet, le dialogue de l’orthodoxie avec les droits de l’homme. Forte de cette opinion formée et globale, l’orthodoxie pourra contribuer à l’évolution future des droits de l’homme. Elle pourra aider à résoudre leurs problèmes et, pourquoi pas, les enrichir de son enseignement et de sa tradition.
À l’aube du XXIe siècle, la contribution des droits de l’homme est indispensable pour prévenir des phénomènes d’avilissement, voire d’anéantissement de la valeur humaine ; phénomènes qui, malheureusement, sont devenus l’apanage quotidien de nombreux parmi nos semblables que le hasard a fait naître dans des régions troublées de notre planète.
En relevant ces défis, l’orthodoxie peut décidément contribuer à la lutte pour les droits de l’homme, son enseignement étant centré sur la personne humaine et ne tolérant pas de pareils phénomènes de dévalorisation. Elle ne saurait se dérober au dialogue avec des religions, voire des idéologies qui semblent lui être contraires ou incompatibles. C’est le seul chemin qui lui permettrait de contribuer efficacement à panser les plaies, spirituelles ou non, de l’humanité. Seul le dialogue, ayant comme fil conducteur l’homme en tant qu’être humain, nous permettrait de trouver une issue à des impasses – malheureusement pas à toutes – du monde contemporain. Aucun dialogue n’a jamais été préjudiciable à ceux qui l’ont engagé. En revanche, se dérober au dialogue conduit mathématiquement à l’isolement. Et si cela se produit, l’orthodoxie ne pourra pas émettre un discours auquel l’homme contemporain serait sensible.
b) Le contact des droits de l’homme avec l’orthodoxie : Modèle de dialogue des droits de l’homme avec les religions non-chrétiennes. (Prof. Constantin Délikostantis.)
Constantin Délikostantis, professeur à l’université nationale d’Athènes, est l’auteur d’un livre, ainsi que d’une série d’articles et d’études, consacrés aux droits de l’homme.
Pour lui, « parler des droits de l’homme c’est parler de dignité humaine, d’humanisme et de paix »44. La crise grandissante qui sévit dans notre civilisation montre que ces valeurs ne sont pas données, mais qu’elles représentent des quêtes des sociétés45. Ainsi, les droits de l’homme « demeureront, dans les années à venir […] une obligation, plutôt qu’une réalité assurée »46. Certes, leur garantie légale, à une échelle quasi-universelle, est en soi un énorme accomplissement47 pour l’humanité, puisque « aujourd’hui aucun État n’ose s’exprimer ouvertement contre les droits de l’homme »48. Pour la première fois dans l’histoire, la déclaration universelle par l’ONU des droits de l’homme réunit le consensus de presque tous peuples sur un tronc commun de valeurs. Autrement dit, les droits de l’homme peuvent être qualifiés d’« éthique universelle »49, quelles que soient les réticences et les mises en doute dont ils font l’objet.
Selon C. Délikostantis, l’attitude des religions vis-à-vis des droits de l’homme peut jouer un rôle catalyseur sur l’avenir et le cheminement universel des droits de l’homme50. N’oublions pas que les religions influencent et déterminent la conception d’un très grand nombre de personnes sur le monde. Leur adoption ou non, de la part des religions, constitue le baromètre pour apprécier le succès ou l’échec du progrès universel et de la reconnaissance de ces droits.
Durant les dernières décennies, nous avons vécu une « réévaluation du rôle de la religion »51. Comme je l’ai déjà dit, les peuples et les civilisations doivent aux religions, dans une large mesure, les caractéristiques de leur spécificité. « Les civilisations se différencient par l’histoire, la langue, la culture, la tradition et, surtout, par la religion »52.
La religion est un phénomène pan-humain qui exerce des fonctions irremplaçables pour l’être humain et les cultures. « … Les droits de l’homme […] sont » cependant « la question la plus inéluctable jamais posées aux religions »53, selon C. Délikostantis. Quelle est-elle l’attitude de telle ou telle religion vis-à-vis de l’humanisme, de la liberté et du pluralisme des droits de l’homme ? La réponse à cette question révèle le caractère d’une religion, c’est-à-dire sa façon de concevoir Dieu, mais aussi l’homme.
Le plus grand défi lancé à l’universalité des droits de l’homme vient aujourd’hui des religions non-chrétiennes. Étant situées hors de la tradition occidentale, elles conçoivent les droits de l’homme comme un corps étranger, comme un autre « produit de l’idéologie occidentale »54. Toutefois, les droits de l’homme ne sont pas une croisade dissimulée, mais un accomplissement humanitaire essentiel et radical, de perspective universelle. Selon C. Délikostantis, la position de l’orthodoxie à l’égard des droits de l’homme peut servir d’exemple sinon de modèle aux religions non-chrétiennes dans leur relation avec ces droits. Vivant sous le joug ottoman, l’orthodoxie est restée isolée des événements survenus dans le monde occidental. Elle n’a pas pris part à la crise et aux fermentations qui ont créé le besoin de ces droits. Cela ne l’a pas cependant empêchée d’applaudir leurs principes fondamentaux : la préservation de la vie, de la dignité et de la liberté de l’homme. Dans leur majorité, les orthodoxes contemporains vivent dans des sociétés animées par les idéaux et les acquis des droits de l’homme.
Se situant hors de la tradition occidentale, l’orthodoxie pourrait avoir les mêmes objections55 que l’islam, par exemple, aux droits de l’homme. D’ailleurs, ce sont des fermentations et des circonstances étrangères aux milieux situés hors de l’Occident qui ont donné naissance aux droits de l’homme.
L’orthodoxie a engagé le dialogue avec les droits de l’homme, se basant sur des concepts, tels que : la création de l’homme à l’image de Dieu, la théologie de la personne, etc. Étant, des siècles durant, en état de tension et de séparation de la tradition occidentale, elle ose débattre avec les principes fondamentaux des droits de l’homme. Étant, elles-aussi, situées hors de la tradition occidentale, les religions non-chrétiennes peuvent-elles trouver des coordonnées similaires d’approche, en ayant comme modèle, la relation de l’orthodoxie avec les droits de l’homme ?
« C’est un fait d’emblée positif que les religions non-chrétiennes discutent aujourd’hui sur les droits de l’homme »56, sans présumer de la question de savoir si ce dialogue va dans la bonne direction. Le problème est que les divers débats sur les droits de l’homme, soulevés en dehors de l’Occident, s’appesantissent habituellement sur des revendications culturelles ou religieuses d’héritage desdits droits. On semble ainsi qu’ils sont « un ethos moderne de la liberté, politique et juridique à la fois »57.
Les religions non-chrétiennes pourraient, selon C. Délikostantis, associer leurs préceptes humanitaires aux droits de l’homme. Par exemple, la doctrine islamique, qui considère l’homme comme vicaire (Khalifa) sur terre de Dieu, pourrait « enrichir et approfondir le concept des droits de l’homme »58. Autrement dit, les religions doivent contribuer à l’évolution des droits de l’homme, présenter leurs propositions, de façon à promouvoir le dialogue, interpréter et développer davantage ces droits.
La seule chose qui ne saurait être touchée c’est la référence universelle des droits de l’homme. D’ailleurs leur Déclaration universelle constitue un acquis de l’humanité tout entière et non pas de telle ou telle religion. Les religions doivent « accepter le caractère régulateur de grandes déclarations […] y voir une manifestation de la ‘civilisation humaine’ ; partant, se montrer cohérentes dans la présentation de leur propre message œcuménique et humanitaire, au-lieu de se laisser piéger dans des choix fondamentalistes myopes »59.
C’est le seul chemin à prendre aux yeux de C. Délikostantis, la voie de l’ouverture et de la communication. D’ailleurs, le danger actuel pour les religions ne vient pas de l’extérieur, par exemple de la culture de la modernité, mais de l’intérieur. Il s’agit du fanatisme religieux, ce « refus de la liberté au nom de Dieu »60 qui sévit aujourd’hui dans l’humanité. Dieu est cependant Dieu de l’homme et non pas d’un seul groupe humain. D’ailleurs, l’absolutisation de la spécificité ne peut que mener au nivellement par le bas61, puisque « tous les fanatiques se ressemblent »62.
En revanche, le dialogue permet aux partenaires de prendre conscience de soi. « Dans notre rencontre créative avec autrui, notre spécificité se révèle plus clairement dans son altérité ouverte et dialogique »63, observe pertinemment C. Délikostantis. Ce n’est que l’ouverture au dialogue qui puisse promouvoir les objectifs des droits de l’homme, puisque ceux-ci comprennent aussi le droit de chacun à sa propre culture64.
D’une manière ou d’une autre, les religions sont jugées à notre époque par leur contribution ou non à l’affaire de la paix et des droits de l’homme. Suivant leur attitude, elles peuvent, soit transformer la société multiculturelle en une guerre tous azimuts, soit mettre en relief et renforcer la foi en Dieu comme force de liberté et de communication. Le fondamentalisme et le fanatisme religieux ne sauraient jamais être la solution. « Les religions peuvent aider à réduire la tension des confrontations, éviter les guerres ou les écourter »65.
Toutefois, pour obtenir la paix tellement désirée, il faut édifier la confiance réciproque des religions entre elles et des nations entre elles. Elle seule peut abattre les cloisons qui, depuis des siècles, séparent les êtres humains en camps opposés. Les faits ont démontré que « la paix […] ne résulte pas de la hausse du niveau de vie […] ou du progrès de la science et de la technologie »66. Il ne peut y avoir de paix mondiale si les religions ne cessent pas leurs rivalités67.
L’histoire de la chrétienté occidentale illustre, selon C. Délikostantis, les impasses créées par les conflits et les rejets réciproques. Seul le dialogue et la coopération peuvent agir positivement sur l’être humain. Moyennant le dialogue de bonne volonté, les religions non-chrétiennes auront la possibilité de comprendre que les droits de l’homme n’appartiennent pas seulement à l’Occident, mais, qu’en revanche, « ils constituent un patrimoine de l’humanité tout entière, exprimant des expériences communes pan-humaines dans la lutte pour la liberté, la justice et la paix »68.
La crainte du nivellement du « partiel » est logique, surtout à notre époque. Les droits de l’homme assurent les conditions fondamentales indispensables à la pluralité de l’expression culturelle « fondée sur un ethos consensuel universellement accepté »69. Si les religions abordent correctement les droits de l’homme, elles y trouveront des éléments centraux de leurs propres préceptes éthiques, une confirmation, oserai-je dire, de leur propre ethos.
Certes, cela ne peut pas se faire d’un instant à l’autre. Il faut beaucoup de temps, mais aussi de la patience, pour pouvoir parler d’une rencontre substantielle des religions non-chrétiennes avec les droits de l’homme. Selon C. Délikostantis70, ces religions « doivent comprendre définitivement que le fait d’assimiler les droits de l’homme à leurs aspects négatifs »71 est un choix myope et ignorant leur importance. Certes, ces aspects existent, mais ils ne sont pas déterminants ni, bien entendu, insurmontables.
C. Délikostantis est fermement convaincu qu’à l’avenir aucune culture ni religion ne pourra ignorer les droits de l’homme72. Je ne peux qu’être d’accord avec cette affirmation. Autant les voix qui s’élèvent contre leur violation se multiplient à travers le monde, autant l’espoir brille pour que les religions, aussi différentes soient-elles, engagent un dialogue essentiel ; dialogue portant sur la valeur de la personne et sa protection. « Le cheminement universel des droits de l’homme […] est un processus irréversible »73. Espérons que les chefs religieux à travers le monde en prendront rapidement conscience et qu’ils contribueront aux conquêtes humanitaires appelées droits de l’homme.

c) Eglise ouverte
(Patriarche œcuménique Bartholomaios)
Le Patriarche œcuménique Bartholomaios est le premier entre ses pairs (primus inter pares) – un symbole d’unité – dans la communion des Églises orthodoxes autocéphales à travers le monde. C’est ce Patriarche qui, au-delà de ses fonctions purement pastorales, est aussi voué aux questions brûlantes de notre temps, comme la protection de l’environnement74 – d’où son qualificatif : «Patriarche vert». Ici, il sera surtout question de son effort infatigable pour engager le dialogue avec les autres confessions chrétiennes, avec le monde judaïque et musulman, mais aussi avec tous les hommes de bonne volonté75 ; i.e. examiner comment sa démarche est associée à notre questionnement sur les Droits de l’homme.
Depuis son accession au siège patriarcal, le Patriarche œcuménique a entrepris plusieurs voyages pacifiques pour entrer en contact avec d’autres chefs religieux. Par ses discours et ses actes, il a bâti des ponts de dialogue entre les diverses religions. Les points76 qu’il met en relief, au cours de ses initiatives, sont brièvement exposés ci-dessous.
Or, conformément à l’approche du Patriarche, nous vivons dans un monde qui est le résultat de la chute de l’homme, c’est-à-dire une conséquence du péché originel. Cela ne signifie pas, bien entendu, que le monde soit «mauvais» par définition, puisque le «bien» se réalise à tout instant, au niveau individuel et collectif. Simplement, il est tout aussi certain qu’à chaque pas, tout «bien» se heurte à la résistance du «mal». L’homme est piégé dans cette réalité qui lui certes difficile à accepter, comme état d’absence de liberté, puisque «l’oubli de la condition de péché» semble dominer, ainsi qu’une idée arrogante des possibilités de la liberté humaine.
Pour le Patriarche œcuménique Bartholomaios, tous les humains devraient considérer la liberté comme une force existentielle fondamentale, et pourtant il est certain que l’obtention de celle-ci demande une grande lutte spirituelle.
Notre façon de comprendre la liberté, la justice aussi, est indissociable de notre façon d’aborder le péché et notre condition mortelle.
Pour l’Église orthodoxe, la liberté présuppose le respect envers tous les humains et toutes les couches sociales. Elle est incompatible avec les notions telles l’exclusion, la séparation et le racisme.
Notre époque assimile la liberté à la présence d’options illimitées. Nous pouvons choisir tout ce qui satisfait l’«ego» – comme la notion contemporaine de liberté77 le prescrit –, mais nous oublions que, quel que soit notre choix, ce sera une partie du monde de la chute, puisque nos options ne concernent que de questions de notre environnement, le monde créé. « Le monde souffre aujourd’hui de l’eudémonisme, de l’égocentrisme et de la rhétorique »78.
Il aurait pourtant fallu se concentrer sur quelque chose de plus essentiel : la résistance au monde de la chute. D’ailleurs, pouvoir choisir ne signifie pas nécessairement éviter les «mauvaises» options.
Selon le Patriarche œcuménique Bartholomaios, la liberté de l’homme est certainement si importante que Dieu lui-même ne puisse intervenir. Il ne peut pas obliger l’être humain à se tourner vers Lui et L’aimer. D’ailleurs, pour la tradition orthodoxe, la manifestation suprême de la liberté c’est l’amour79, la relation avec Dieu, le semblable et la nature. Nous croyons donc, dit-il, que Dieu ne peut être abordé que par la relation personnelle.
L’homme est micro-théos et microcosme, autrement dit, le moyen, l’intermédiaire entre le monde et Dieu80. Tout homme est constamment en route pour devenir humain, dans un voyage qui part de sa création à l’image pour aller à la ressemblance. La création de l’homme à l’image rend tous les humains égaux. Tous partagent les mêmes privilèges81. Les chrétiens orthodoxes doivent donc lutter et résister aux fanatismes qui divisent les humains.
En raison de son histoire séculaire et de sa place, le Patriarcat œcuménique est sensible à ces questions, surtout en matière de liberté religieuse et de tolérance. Le Patriarche Bartholomaios a personnellement bâti des ponts de communication entre le christianisme, l’islam et le judaïsme. Il s’est souvent exprimé contre le racisme et de nombreuses formes d’oppression, de nature religieuse ou autre, mais aussi en faveur de la paix.
Il avoue que les Églises orthodoxes ont aussi été influencées par les signes des temps, comme le nationalisme, mais il se dit obligé de répondre à ce fractionnement par l’amour et l’unité de l’esprit œcuménique ; de rappeler la valeur qui consiste à tolérer la différence, tolérance fondée sur le respect du caractère sacré de la liberté et de la justice. Tout homme est libre, comme enfant de Dieu, puisqu’il est à Son image. Il se peut que les cultures locales diffèrent sensiblement, mais l’humanité demeure la même partout et pour tout le monde.
Le Patriarche œcuménique est clair à ce propos : « La paix ne saurait être obtenue par l’épée et les symboles religieux ne peuvent plus servir aux contentieux nationaux »82.
La liberté de conscience et la liberté religieuse doivent être protégées, pour qu’elles soient considérées comme données pour tout être humain, quel que soit l’environnement dans lequel celui-ci vit83. Leur garantie légale est déjà une des plus grandes acquisitions du monde civilisé, malgré les inquiétudes qu’un éventuel pluralisme à outrance suscite.
Selon le Patriarche Bartholomaios, les chefs religieux ont l’obligation de combattre le racisme où qu’il se manifeste, et mettre en avant le vrai œcuménisme et la tolérance. Il souligne à ce propos : « Les peuples ont soif d’unité, de paix et de coopération. Ils attendent beaucoup, à cet égard, de leurs Églises et, en général, de leurs chefs spirituels »84. Le message des chefs religieux doit compléter les efforts du monde civilisé qui vont dans le même sens.
Les religions peuvent et doivent proposer un « humanisme spirituel »85. Certes, chrétiens, musulmans et juifs diffèrent à maints égards, mais ils peuvent, au profit de l’homme, converger dans une lutte contre le racisme et en faveur de la tolérance86.
La paix ne signifie pas seulement l’absence de guerre, mais aussi la présence de Dieu. Selon le Patriarche œcuménique, pour comprendre cette paix, il faut changer totalement notre façon d’appréhender le monde, pour que le cœur humain n’ait plus pour centre l’ego, mais Jésus Christ, l’amour.
Nous croyons, dit-il, que la plénitude de la vérité se trouve dans la foi au Dieu un. Pour que cette foi soit vraie cependant, il faut qu’elle soit libre. La foi ne peut être imposée, diffusée par la propagande ou le prosélytisme. Conformément à la doctrine orthodoxe, le seul moyen de diffuser l’Évangile est de cultiver l’âme humaine de sorte qu’elle puisse accepter tous les autres humains. C’est la seule façon de sauvegarder et de maintenir aussi bien la paix sociale que la tolérance religieuse87.
La laïcité voit la relation entre l’homme et Dieu comme une affaire purement individuelle. En revanche, l’orthodoxie déclare explicitement que, vis-à-vis de Dieu, l’homme ne peut exister séparé du monde et des autres humains. Il ne peut exister qu’en relation avec eux. L’homme fait partie du monde et sa marche vers le salut est une affaire sociale et non pas individuelle. C’est la seule façon permettant à la société de se transformer et émaner de cette vraie liberté et justice88.
En conclusion, le Patriarche œcuménique Bartholomaios considère impératif89 de combler les brèches dans les relations entre Occident et Orient, christianisme et islam, mais aussi entre toute religion et toute culture. Le seul moyen pour y parvenir, c’est le dialogue entre partenaires, sans que ceux qui entrent en contact avec celui qui est différent craignent de perdre leur identité90. Moyennant le dialogue, tous les avis seront exposés, les différences seront situées, mais, par-dessus tout, les convergences seront dégagées. De même, le dialogue aide à aborder la vérité, à surmonter les préjugés et les malentendus établis depuis des siècles, pour que les croyants se rapprochent l’un l’autre91. Les chefs religieux doivent être les premiers à donner l’exemple de la fraternisation92.
Le rapprochement pacifique est possible. Il suffit de le vouloir. Nous obtiendrons ainsi le résultat souhaité, où chaque homme respectera et comprendra les droits de son semblable, évitant tout fanatisme ou fondamentalisme, religieux ou non93. Concluons le présent chapitre par un espoir que le Patriarche exprime pour le siècle qui vient de commencer : « Le XXIe siècle doit être le siècle du dialogue pour ne pas devenir celui des conflits »94.
1 Pantélis Kalaïdjidis, Orthodoxie et modernité, Préface, Diocèse métropolite de Dimitrias, Académie d’études théologiques, éd. Indiktos, Athènes 2007, p. 11. (en grec.)
2 Op. cit. p. 17.
3 Idem.
4 Idem.
5 Ibidem p. 18.
6 Idem.
7 Idem.
8 Ibidem p. 19.
9 I Co 13, 9.
10 Pantélis Kalaïdjidis, op. cit. p. 19.
11 Idem.
12 Ibidem p. 20.
13 Voir Pantélis Kalaïdjidis, « Église et nation dans une perspective eschatologique », Église et eschatologie, p. 343-345.
14 Pantélis Kalaïdjidis, Orthodoxie et modernité, op. cit. p. 21.
15 Idem.
16 Idem.
17 Idem.
18 Ibidem p. 22.
19 Ibidem p. 23.
20 Voir le chapitre du présent mémoire sur Christos Yannaras.
21 Pantélis Kalaïdjidis, Orthodoxie et modernité, p. 24 et M. J. Erickson, Postmodernizing the Faith. Evangelical Responses to the Challenge of Postmodernism, Baker, Grand Rapids, 1998, p. 63 sq.
22 Pantélis Kalaïdjidis, Orthodoxie et modernité, p. 25.
23 Ibidem p. 25-26.
24 Ibidem p. 26.
25 Idem.
26 Ibidem p. 41.
27 Ibidem p. 42.
28 Ibidem p. 28.
29 Idem.
30 Idem.
31 Ibidem p. 29.
32 Les thèses du professeur Christos Yannaras sont exposées de manière plus étendue et plus détaillée dans le chapitre correspondant du présent mémoire.
33 Marios Begzos, «Human Rights and Interreligious dialogue», Third International Symposium on Orthodoxy and Islam (Tehran, 17th-19th September 1994), Tehran 1995, p. 7-11.
34 Savvas Agouridis, Les droits de l’homme dans le monde occidental, Recherche historique et sociale, Théologie-Philosophie, éd. Philistor, Athènes 1998. (en grec.)
35 Les thèses du professeur Constantin Délikostantis, et celles de l’archevêque Anastase de Tirana et de toute l’Albanie sont analytiquement exposées aux chapitres correspondants du présent mémoire.
36 Constantin Délikostantis, Les droits de l’homme, op. cit. p. 75-76 et 80-82.
37 La théologie de la personne est analysée au chapitre du présent mémoire sur le métropolite Jean de Pergame.
38 Pantélis Kalaïdjidis, Orthodoxie et modernité, op. cit. p. 40 : « … le monde orthodoxe n’a pas organiquement participé au phénomène de la modernité. »
39 Christos Yannaras, L’inhumanité du droit, op. cit. p. 136-135.
40 Pantélis Kalaïdjidis, « La tentation de Judas », Synaxi, Edition trimestrielle d’étude in Orthodoxia, fasc. 79, juillet-septembre 2001, p. 63 : « … les choses saintes et sacrées de la foi […] sont en fait considérées comme les choses saintes et sacrées de la race […] Le discours ecclésiastique officiel n’enseigne pas ‘Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié’ (I Co 2,2) ‘scandale pour les Juifs, folie pour les païens’ (I Co 1, 23), mais un Christ utile à l’idéologie dominante, nationale et religieuse à la fois. Il en résulte que très souvent la prédication ecclésiastique rappelle plus un cours de ‘patriotisme’ plutôt que n’annonce l’évangile du salut. »
41 Ibidem p. 51-65.
42 Ibidem p. 56 sq.
43 Ibidem p. 62.
44 Constantin Délikostantis, Les droits de l’homme : Produit idéologique occidental ou ethos universel ? éd. Kyriakidis, Thessalonique 1995, p. 19. (en grec.)
45 Constantin Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi permanent lancé aux religions », Annuaire scientifique de la Faculté de théologie d’Athènes (ΕΕΘΣΠ), vol. 37, Athènes 2002, p. 444, en grec : « … Malgré les progrès marqués en matière de garantie constitutionnelle et de protection internationale, les droits de l’homme continuent d’être durement violés. Ils servent aussi de prétexte à des ingérences à l’intérieur d’autres États, couvrant, sous un manteau humanitaire, des tendances dominatrices des puissants. ».
46 Constantin Délikostantis, « Les droits de l’homme entre les Lumières et le christianisme », Présence scientifique du Foyer de théologiens de Halki (ΕΠΕΘΧ) vol. 5, Athènes 2002, p. 63. (en grec.)
47 Emmanuel Kant, Zum ewigen Frieden, 1795. Trad. par J. Gibelin, Projet de paix perpétuelle, Stuttgart 1995, p. 24 : « La violation d’un droit [fondamental] à un endroit de la terre est ressentie partout ailleurs. »
48 Constantin Délikostantis, Les droits de l’homme : Produit idéologique occidental… op. cit. p. 20.
49 Ibidem p. 21.
50 Constantin Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi permanent lancé aux religions », op. cit. p. 444.
51 Idem.
52 S.P. Huntington, «The Clash of Civilizations?» Foreign Affairs 72 (1993), vol. 3, 22-49, 25.
53 Constantin Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi permanent lancé aux religions », op. cit. p. 445.
54 Constantin Délikostantis, Les droits de l’homme : produit idéologique occidental ou ethos universel ? op. cit. p. 137-147.
55 Elle a encore souvent ces objections (les droits de l’homme comme une tactique impérialiste de l’Occident, etc.)
56 Constantin Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi permanent lancé aux religions », op. cit. p. 451.
57 Idem.
58 Idem.
59 Ibidem p. 452.
60 Idem.
61 La théologie de la personne est présentée et analysée au chapitre qui expose l’optique de Jean Zizioulas, métropolite de Pergame.
62 Constantin Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi permanent lancé aux religions », op. cit. p. 452.
63 Idem.
64 Ibidem p. 453.
65 Hans Küng, Weltethos für Weltpolitik und Weltwirtschaft, München/Zürich 1997, p. 203
66 Constantin Délikostantis, « Les droits de l’homme : défi permanent lancé aux religions », op. cit. p. 454.
67 « La paix des peuples est impossible sans la paix des religions », Idem.
68 Idem.
69 Idem.
70 Ibidem p. 455.
71 C’est-à-dire, assimiler les droits de l’homme à la revendication procédurière, à l’individualisme, à l’eudémonisme, etc.
72 Ibidem p. 456.
73 Idem.
74 Bishop Kallistos Ware of Diokleia, in His All Holiness Ecumenical Patriarch Bartholomew, Encountering the Mystery: understanding Orthodox Christianity today, Doubleday, New York, 2008, p. vii: «No other church leader has given such emphatic priority to environmental issues, and with good reason he has been called the “Green Patriarch”».
75 Idem: «He is also greatly respected for his commitment to dialogue with other Christians, especially with the Roman Catholic Church, and for his openness to Judaism and Islam».
76 Pour la plupart, ces points sont puisés dans le récent ouvrage : His All Holiness Ecumenical Patriarch Bartholomew, Encountering the Mystery: understanding Orthodox Christianity today, Doubleday, New York, 2008. Pour des raisons d’économie et d’esthétique, je ne donne la référence que des passages du livre citant intégralement les paroles du Patriarche Bartholomaios.
77 His All Holiness Ecumenical Patriarch Bartholomew, Encountering the Mystery: understanding Orthodox Christianity today, op. cit. p. 123: «Freedom […] is […] the difference between certainty and indecisiveness in confronting a finite range of options».
78 Patriarch Bartholomew 1er, Interview au magazine Etudes Hellenique / Hellenic Studies, no 1, printemps 1996, p. 8.
79 His All Holiness Ecumenical Patriarch Bartholomew, Encountering the Mystery: understanding Orthodox Christianity today, op. cit. p.125: «Love is the ultimate content of freedom and of eternity. To say to someone “I love you” or “You are loved” is to assure that person that he or she will never die; it is to affirm that he or she is utterly free».
80 Ibidem p. 127: «… if God can never be fully grasped, and humanity is created in the image of God, then humanity, too, can never be fully grasped».
81 Ibidem p. 128: «… all human beings are equal in value and share equal privileges».
82 Ibidem p. 136.
83 Ibidem p. 137: «Freedom of conscience and the free practise of religious conviction are fundamental principles, which form an Orthodox perspective derive from the words of Jesus Christ: “Whosoever wants to follow me …” (Matt. 16:24)».
84 Patriarch Bartholomew 1er, Entretien au magazine Etudes Hellenique / Hellenic Studies, no 1, printemps 1996, p. 8.
85 His All Holiness Ecumenical Patriarch Bartholomew, Encountering the Mystery: understanding Orthodox Christianity today, op. cit. 138.
86 Ibidem: «… we cannot deny the need for solidarity and fellowship in order to deter and dispel the forces of intolerance and racism».
87 Ibidem p. 143: «Such respect is the supreme expression and confirmation of the same value within human beings in their relationship with other human beings. We cannot impose upon the religious freedom of human beings without impinging upon the freedom of God».
88 Ibidem p. 143-144.
89 Ibidem p. 205: «We stand before perhaps the greatest challenge of human history: namely, the challenge to tear down the wall of separation between East and West, between Muslims and Christians, between all religions of the world, between all civilizations and cultures. As stewards of this unique and exceptional historical moment, we must face the challenge of bridging the great divide and recognizing common humanity and common values, This is surely God’s model for the world».
90 Ibidem p. 216: «Dialogue does not imply denial of religious faith or betrayal of religious affiliation. Instead, it signifies a shift in our mind-set and a change of attitudes, what in spiritual language we call “repentance”-or, as we have already seen, in Greek, metanoia, which literally means seeing things through a different perspective. This is why dialogue is the start of a long and patient process of conversation, not a fundamentalist drive toward conversion or some legal exchange of ideas like a contract».
91 Ibidem p. 220: «Interfaith dialogue can only occur in a spirit of respect, responsiveness, and responsibility. The goal of dialogue is mutual understanding, but its starting point is clarification of misunderstandings, some of which have been shaped and reinforced over centuries. Moreover, dialogue resists considering a part of the truth as the whole truth. That, as we have seen, constitutes heresy. It endeavors to discern the historical context of particular traditions and beliefs rather than applying them indiscriminately to the present context».
92 Ibidem p. 221: «… the time will come when mutual understanding will characterize the followers of both (Islam and the Orthodox Church) religions».
93 Ibidem p. 225: «I have repeatedly maintained that war in the name of religion is war against religion. War in the name of God is offensive to God. Religious fanaticism and political activism must be distinguished from religious belief and political realism. It is not religion but the distortion of religious conviction into fundamentalism and fanaticism that leads to destructive and bloody confrontations, which ultimately only compete for secular and political domination».
94 Patriarch Bartholomew 1er, Entretien au magazine Etudes Helléniques / Hellenic Studies, no 1, printemps 1996, p. 8.

 chapitre IV
Thèses officielles de l’Eglise orthodoxe
concernant les droits de l’homme
Aux chapitres précédents, j’ai présenté les différents points de vue dominants dans l’espace orthodoxe concernant les droits de l’homme. Au présent chapitre, j’exposerai les thèses officielles de l’Église orthodoxe autour de la même question. Il s’agit des formulations élaborées en commun par les Églises orthodoxes locales, réunies en diverses occasions et pour divers motifs. Elles ont unanimement proclamé les thèses de l’Église orthodoxe sur les droits de l’homme, la valeur de l’existence humaine, la liberté, mais aussi sur d’autres questions qui leur sont liées. Il est important de présenter ces déclarations de l’Église orthodoxe sur les droits de l’homme, puisque, comme je l’ai déjà dit, l’anthropologie théologique orthodoxe est axée sur l’homme comme créature à l’image de Dieu. Moyennant ces déclarations, la tradition et la doctrine orthodoxes acquièrent une formulation contemporaine et elles sont présentées comme capables de trouver des issues aux impasses de l’homme contemporain. Elles mettent aussi en relief l’unanimité des Églises locales sur des questions aussi importantes. Enfin, elles montrent l’effort de l’orthodoxie d’agir efficacement dans le monde moderne et d’aider l’être humain, tout homme, sans discrimination religieuse, phylétique, ethnique, et toute autre épithète.
A la fin de cet chapitre je fait une référence aux textes du Patriarcat de Moscou qui ont déjà provoqué une discussion remarquable.
  1. La IIIe Conférence panorthodoxe préconciliaire
Réunie à Chambésy près de Genève, en Suisse, du 28 octobre au 6 novembre 1986, la IIIe Conférence panorthodoxe préconciliaire s’inscrit dans la procédure de préparation du saint et grand Concile de l’Église orthodoxe. Parmi les thèmes qui y ont été examinés, « la contribution de l’Église orthodoxe à la réalisation de la paix, de la justice, de la liberté, de la fraternité et de l’amour entre les peuples, et à la suppression des discriminations raciales et autres» occupe une place de choix. Or, dans le contexte de cette conférence, les délégués des Églises orthodoxes locales ont manifesté leur intérêt pour les questions brûlantes qui préoccupent aujourd’hui l’humanité, c’est-à-dire, des problèmes qui concernent toutes les religions et tous les humains sans exception. Cette déclaration commune avait pour objectif de présenter une assise « sur laquelle les Orthodoxes vivant dans divers contextes réaliseront les idéaux chrétiens de paix, de liberté, de fraternité et d’amour entre les peuples »1. Voyons analytiquement quelles sont les thèses de l’Église orthodoxe sur ces idéaux et les propositions qu’elles ont faites dans le contexte de la Conférence.
La valeur de la personne humaine, fondement de la paix.
D’emblée, le document de l’Église orthodoxe souligne que la notion biblique de paix n’est pas assimilable à l’absence de guerre, mais à « la restauration des choses dans leur intégralité originelle d’avant la chute, lorsque l’homme vivait et respirait encore sous le souffle vivifiant de sa création à l’image et à la ressemblance de Dieu »2, c’est-à-dire au rétablissement des relations et à la paix entre Dieu et l’humanité.
Ensuite, il signale que, dans son parcours historique deux fois millénaire, l’orthodoxie a servi avec cohérence l’être humain ; l’homme qui, pour elle, constitue « la plénitude de sa mission dans le monde et dans l’histoire du salut »3. Il affirme aussi que, même les querelles purement théologiques avaient pour objectif de préserver « l’authenticité et la plénitude de l’enseignement chrétien sur l’homme et son salut »4.
Le document met aussi en relief la foi placée dans le sacré de la personne humaine, source d’inspiration des Pères de l’Église qui ont approfondi le mystère de l’économie divine. Le caractère sacré de la personne humaine doit être à la source de tout effort chrétien destiné à préserver la valeur et la grandeur de celle-ci5.
Sur cette base, il considère « indispensable de promouvoir dans toutes les directions la collaboration interchrétienne pour sauvegarder la valeur de la personne humaine, et bien sûr également le bien que représente la paix, de manière à ce que les efforts pacifiques de tous les chrétiens sans exception acquièrent plus de poids et de force »6.
Le document pose ensuite comme présupposé le fait d’accepter la valeur suprême de la personne humaine. Les Églises orthodoxes locales doivent collaborer avec toutes les religions en faveur de la paix et de la fraternité des peuples. Elles doivent aussi contribuer au consensus interreligieux pour éradiquer le fanatisme, obtenir la réconciliation des peuples, et instaurer les biens de la liberté et de la paix. Le document précise aussi que ce processus exclut le syncrétisme et l’emprise d’une religion sur les autres7.
Il déclare aussi : « Nous pouvons progresser dans ce ministère en commun avec tous les hommes de bonne volonté qui se vouent à la recherche de la paix véritable pour le bien de la communauté humaine, au niveau local, national et international. Ce ministère est un commandement de Dieu »8.

La valeur de la liberté humaine

La liberté est don divin, sommet de l’être humain qui lui donne la faculté de choisir entre le «bien» et le «mal», et d’avancer continuellement pour atteindre sa perfection spirituelle. Cependant, la liberté implique, en même temps, le risque de désobéir à la volonté de Dieu, la chute. Cet usage humain de la liberté a pour conséquence le mal qui sévit chez l’homme contemporain et qui « entretient l’angoisse infinie dans laquelle se débat l’humanité de nos jours »9.
À cette situation alarmante, l’Église orthodoxe répond par sa théologie, son culte et son œuvre pastorale, considérant « l’homme en tant que personne-sujet »10. D’ailleurs, à la base du dialogue international contemporain sur la paix, la justice sociale et les droits de l’homme, se trouve la foi chrétienne sur l’origine divine et l’unité du genre humain, et sur le caractère sacré de la personne humaine. « L’idée de l’universalité de ces idéaux […] serait inconcevable sans le support de l’enseignement chrétien, sur l’unité ontologique du genre humain »11, affirme le document.

La mission de l’Orthodoxie dans le monde contemporain

Le genre humain constitue une unité, dont l’archétype est le premier couple humain. Les biens de liberté, égalité, fraternité et justice sociale y prennent source. C’est cette idée que le Fils de Dieu, par son incarnation, a réactualisée : « L’enseignement chrétien sur la ‘récapitulation de tout’ en Christ (Ep 1,10) a rétabli la sacralité et la grandeur éminente de la personne humaine, abolissant ainsi les causes profondes de l’éclatement, de l’aliénation, des discriminations raciales et de la haine »12. Le Christ a assumé la race humaine tout entière, rétablissant son unité. Cette unité « n’a rien de statique ni de monolithique ; elle a, au contraire, un grand dynamisme et une grande diversité, car elle prend sa source dans la communion des personnes, à l’exemple de l’unité des Trois Personnes de la Sainte Trinité »13.

La paix et la justice

L’Église orthodoxe lutte pour un avenir où les idéaux chrétiens, c’est-à-dire la paix, la liberté, l’égalité, la fraternité, la justice sociale et l’amour entre les peuples, seront réalité.
L’Église annonce la paix du Christ qui relève l’homme comme image de Dieu14. « Le don divin de la paix se réalise, là où les chrétiens font des efforts en faveur […] de l’amour »15.
Enfin, « l’Église orthodoxe pense qu’il est de son devoir d’encourager tout ce qui est mis réellement au service de la paix […] Elle compatit avec tous les chrétiens qui, dans différentes parties du monde, sont privés du bien de la paix et subissent des persécutions à cause de leur foi chrétienne »16.

La paix comme conjuration de la guerre

« L’orthodoxie condamne la guerre de manière générale »17. Pour elle, tout acte et tout processus qui risque de détruire la création – c’est-à-dire l’homme et le monde – est considéré comme un péché commis contre Dieu, puisqu’il détruit Son œuvre. Par définition, le document condamne les armements quels qu’ils soient.
Le développement fulgurant de la technologie et la menace d’une guerre nucléaire sont parfois interprétés comme un signe du second avènement du Seigneur. L’Église orthodoxe déclare que nul ne connaît le temps de la Parousie. Les croyants ne doivent ni désespérer ni attendre passivement. Ils doivent lutter contre le mal et voir tout dans l’optique du siècle à venir, en attendant la résurrection des morts et la vie du siècle futur18.

Discriminations raciales et autres

L’Église orthodoxe déclare catégoriquement qu’au Royaume de Dieu « il n’y a aucune place ni pour les haines entre les nations, ni pour l’inimitié et l’intolérance d’aucune sorte »19. Par extension, l’orthodoxie rejette les discriminations raciales, puisque celles-ci présupposent «une considération inégale des races humaines et une échelle des droits »20. De même, dans aucun cas, elle ne tolère les discriminations commises aux dépens des minorités. « Une minorité […] doit être respectée pour ce qu’elle est »21, affirme-t-elle dans le document. La liberté de l’individu est indissociable de la communauté à laquelle celui-ci appartient. Dès lors, le respect et la protection des communautés, qu’elles soient de petits groupes ou la majorité, doivent être évidentes pour les Églises orthodoxes locales.
« L’orthodoxie confesse que chaque être humain – indépendamment de sa couleur, de sa religion, de sa race, de sa nationalité et de sa langue – est porteur de l’image de Dieu, qu’il est notre frère ou notre sœur, membre à part égale de la famille humaine »22.

Fraternité et solidarité entre les peuples

En grande partie, la population de la terre est confrontée au spectre de la famine, voire du dénuement absolu. La valeur de la personne est piétinée et le don divin de la vie est menacé. Face à cette situation, une grande responsabilité incombe à l’Église. C’est d’agir pour la défense de l’Homme23. Or, face à ces phénomènes tragiques, toute inertie, toute indifférence de l’Église et des chrétiens équivaut à trahir le Christ. « Les Églises orthodoxes ont […] le devoir suprême de proclamer leur solidarité avec leurs frères pauvres et d’organiser immédiatement et de manière efficace leur aide à ceux-ci »24. « Être chrétien signifie imiter le Christ et être prêt à le servir dans la personne qui a besoin d’aide »25, ajoute le document.
La mission prophétique de l’Orthodoxie : un témoignage d’amour dans la diaconie.
« Dans le cadre du monde actuel, la contribution de l’Église orthodoxe à la paix […] devra être avant tout un témoignage d’amour »26, signale le document à ce propos. C’est l’amour qui possède la force de rapprocher les hommes de toute nationalité et religion. Dans le document, les Églises orthodoxes déclarent leur besoin de lutter contre les maux, naturels et autres, qui accablent l’humanité partout sur terre.
Il importe de s’arrêter sur la formule finale de la déclaration de Genève qui est particulièrement importante pour le thème traité dans ce mémoire : « Parce que nous proclamons continuellement l’incarnation de Dieu et la divinisation de l’homme, nous défendons les droits de l’homme pour tous les hommes et tous les peuples »27.
Or, dans le contexte de la IIIe Conférence panorthodoxe préconciliaire, l’Église orthodoxe a unanimement déclaré sa position sur les problèmes brûlants auxquels le monde contemporain est confronté, en se fondant sur sa tradition et son enseignement, deux fois millénaires. Elle a ouvertement pris position en faveur des droits de l’homme. Elle a étayé la valeur de la personne et l’égalité des hommes sur des critères théologiques. Elle a tendu la main à toute religion, pour envisager ensemble les problèmes contemporains. Enfin, elle a montré que, au-delà de tout régionalisme, les questions cruciales réunissent le consensus et manifestent la volonté de surmonter les obstacles pour préserver la valeur de la personne humaine.
  1. Le Sommet des Églises orthodoxes réuni en 1995
En septembre 1995, presque dix ans après la IIIe Conférence panorthodoxe préconciliaire, les Primats des Églises orthodoxes se sont réunis à Patmos, en Grèce. Ce sommet marquait le 1900ème anniversaire du livre de l’Apocalypse. Dans le contexte des célébrations organisées pour fêter l’événement, les Primats ont diffusé un message élaboré en commun. Dans ce document, l’orthodoxie a montré une fois encore qu’elle est à l’écoute de l’actualité, prête à se tenir aux côtés de l’homme contemporain, pour lui apporter son secours, consciente de son obligation.
Pour le présent mémoire, il est important que le message des Primats orthodoxes d’adresse « à tous les hommes » et « à l’ensemble de la création de Dieu »28, et non pas exclusivement aux croyants orthodoxes. L’Église orthodoxe s’intéresse au salut de la personne humaine et non pas à celui d’un groupe précis. « C’est pour cela que […] nous avons adressé un appel à tous […] pour travailler en faveur de la vérité, la paix et la justice pour tous »29.
Dans leur message, les Primats se disent ensuite obligés de préciser la conception orthodoxe d’«ethnie», pour répondre à diverses entorses faites à la vérité, mais aussi réfuter des griefs à ce propos. Ils déclarent de façon significative : « La conception de la ‘Nation’ ne contient nullement l’élément d’agressivité ni de conflit entre les peuples, mais se réfère aux particularités de chacun d’eux en tant que leur droit sacré de conserver et cultiver la richesse de leur tradition contribuant de cette manière au progrès, à la paix et à la réconciliation de tous les hommes »30. Dès lors, ils condamnent le fanatisme nationaliste. Cela risque, disent-ils, d’altérer ou anéantir les caractères spécifiques d’autres peuples, d’autres groupes humains dont les «fanatiques» feront leur cible. Cela violerait le droit sacré d’autrui à la liberté et à la dignité. Par «autrui», ils entendent le droit de toute personne humaine, mais aussi tout groupe ou toute communauté dont l’individu fait partie31.
L’Église orthodoxe exprime sa certitude que le vécu de la Croix contient toujours celui de la Résurrection. À chaque difficulté et épreuve, passée, présente et future, vécue par les croyants orthodoxes, suit le message joyeux de la Résurrection, la victoire sur le spectre de la mort32.
Les Primats soulignent que la théologie orthodoxe est aujourd’hui vivante, grâce à plusieurs facteurs : la mise en relief de l’enseignement des Pères grecs, la beauté spirituelle des icônes, la conscience missionnaire, la vie monastique, l’estime envers les Pères neptiques, mais surtout, grâce à ses efforts constants destinés à engager le dialogue avec les autres religions, les courants philosophiques et la science contemporaine33. Concernant plus particulièrement notre époque, période de sécularisation à outrance et d’individualisme, le besoin de mettre en valeur l’importance de la sainteté de vie semble plus qu’impératif. Notre culture se méprend sur sa liberté, la confondant avec libertinage. Cela a pour résultat de confiner le «moi», ignorant le «toi», puisque aux choix illimités pour satisfaire le «moi» – c’est qui d’ailleurs tient aujourd’hui lieu de liberté – le «toi» et l’«autrui» ne sont rien de plus qu’un objet et un moyen de réaliser l’«ego». C’est pour cela que le «moi» cesse de respecter le «toi», lui fait de la concurrence, le combat et supprime toute sa valeur, lorsqu’il sent sa «liberté» et ses «droits» menacés par lui.
La tradition orthodoxe est porteuse de spiritualité et d’ethos ascétique. Sa mise en relief peut aider l’homme contemporain à sortir des impasses de son individuocentrisme. Cette expérience orthodoxe s’offre à tous les humains et à tous les peuples sans exception.
Hormis leur intérêt à l’égard de l’être humain, les Primats se montrent aussi sensibles à la destruction de la nature, d’une ampleur de plus en plus inquiétante. Ils lancent un appel à tout être humain de s’éveiller, de prendre conscience du problème, puisqu’il incombe à chacun de préserver et protéger la création de Dieu.
Dans la suite du document, les Primats examinent d’autres questions importantes, mais sans rapport direct avec le thème du présent mémoire. J’ai donc jugé utile de ne pas en parler. En conclusion, ils constatent : « Seul l’amour envers Dieu, nos semblables et la création entière donne un sens à notre vie, la menant au salut, même dans les moments les plus difficiles de l’histoire »34. D’ailleurs, le message livré par l’Apocalypse est que « le péché humain et les puissances démoniaques destructrices ont été anéanties et le seront toujours par Jésus Christ, le Seigneur de l’Histoire, Qui est ‘l’Alpha et l’Oméga (…) celui qui est, qui était et qui vient, le Tout-Puissant’ (Ap 1, 8) »35.
Les Primats des Églises orthodoxes montrent donc quel changement peut être obtenu dans les âmes humaines sous l’influence de la doctrine orthodoxe. Ils donnent un message d’optimisme qu’à la fin, tout «mal» sera vaincu par le «bien», en Jésus Christ.
  1. Le Sommet des Églises orthodoxes réuni en 2008
Du 10 au 12 octobre 2008, le Patriarche œcuménique Bartholomaios a réuni, au Phanar, les Primats des Églises orthodoxes pour marquer l’année paulinienne. Le sommet, dont le but était de réaffirmer l’unité de l’Église orthodoxe et de resserrer les liens d’amour unissant les Primats, a présenté l’enseignement de l’apôtre Paul36 qui, pour l’Église orthodoxe, reste inchangé après tant de siècles, mais est aussi d’actualité, comme nous verrons dans la suite de l’exposé37.
Les Primats proclament premièrement leur position indéfectible et leur « obligation de préserver l’unité de l’Église orthodoxe dans la foi de nos Pères […] dans la divine eucharistie, dans l’observation fidèle du système canonique d’administration de l’Église »38. Or, l’unité de l’Église est le message que nous lègue l’apôtre Paul, presque deux-mille ans après39. Cette unité est d’ailleurs aussi la volonté de Jésus Christ qui a prié pour que « tous soient un »40. Toutefois, c’est à Paul que nous devons le fondement théologique de cette unité.
Ce qui excédait au plus haut point l’Apôtre des nations était le manque d’unité et d’amour entre les membres de l’Église. Pour lui, les inimitiés et les schismes étaient inconcevables. Il écrit à ce propos aux Corinthiens de façon significative et solennelle : « Le Christ est-il divisé? »41. Pour l’apôtre Paul, le schisme est aussi abominable que le démembrement de Jésus Christ, car l’Église est corps du Christ, c’est-à-dire le Christ lui-même42. Selon les Pères de l’Église43, le schisme est un péché si grave que même le martyr de celui qui y persiste ne peut effacer !
Le Patriarche œcuménique Bartholomaios, dans son discours d’ouverture du Sommet, affirme que Paul aurait aujourd’hui réprimandé ceux qui ne s’intéressent pas à l’unité de l’Église. « Il est impossible que quiconque puisse vénérer l’apôtre Paul comme il sied, s’il ne lutte pour l’unité de l’Église »44.
N’oublions pas qu’au concile apostolique, réuni à Jérusalem, l’apôtre Paul s’est efforcé de combler le fossé séparant les chrétiens issus des païens et les chrétiens judaïsants. C’est à cette assemblée qu’a été appliqué ce qui, plus tard, sera connu sous le terme économie, c’est-à-dire la foi à l’esprit et non à la lettre de la Loi, au profit de la personne humaine et de l’unité.
La façon choisie aussi par l’Église pour résoudre ledit problème, c’est-à-dire la réunion d’un concile, est à l’origine d’une tradition toujours vivante au sein de l’Église orthodoxe. « Au cours des siècles, l’Église a observé la même attitude, définissant seulement au moyen de synodes ce qui est vrai et ce qui est hérétique »45.
Toutefois, l’unité de l’Église, à elle seule, ne suffit pas. Il faut l’unité de l’humanité tout entière, puisque « l’Église […] existe […] pour l’être humain et, par delà, pour la création tout entière »46.
« De même en Adam, de même en Christ, il y a unité du genre humain »47. Or, Christ est l’humanité, dans son ensemble, la tête du corps qui est l’Église48. C’est cette unité que l’apôtre Paul luttait pour préserver et c’est elle que nous devons, à notre tour, servir aujourd’hui.
Le premier point de valeur pérenne sur lequel les Primats insistent dans leur message est le devoir missionnaire49. Bien entendu, exercé non pas au moyen de la contrainte ni du prosélytisme, mais dans l’amour, l’humilité et le respect de la spécificité culturelle de tout être humain50.
À l’intérieur des Églises orthodoxes aussi, le devoir d’évangélisation s’avère impératif. Nul n’ignore qu’en grande partie, les chrétiens orthodoxes ne sont pas membres actifs de l’Église, alors que d’autres sont influencés par les courants philosophiques contemporains. En aucun cas, la théologie orthodoxe ne peut accomplir son œuvre, en ignorant ces courants philosophiques contemporains, les préoccupations sociales, l’art, la culture au sens large. Pour cette raison, la prédication de l’Église doit aller dans ce sens, c’est-à-dire être « dialectique, dialogique et conciliante »51. Les Primats veulent la poursuite du dialogue avec les autres religions, en dépit des difficultés. Ils disent dans leur message : « Le dialogue constitue le seul moyen de résoudre les différends entre les personnes, en particulier dans une époque comme la nôtre, où toutes les divisions, y compris celles au nom de la religion, présentent une menace pour la paix et l’unité de l’humanité »52.
Le fait que l’apôtre Paul associe l’unité de l’Église à celle du monde, ajoute une charge supplémentaire que l’Église se doit d’assumer. Elle doit jouer partout et toujours un rôle pacificateur. Comme le Patriarche œcuménique le souligne de façon significative : « L’Église ne doit pas alimenter le fanatisme religieux […] En revanche, il faut prendre des initiatives de réconciliation là où des conflits entre êtres humains sévissent ou éclatent. Le dialogue interchrétien et interreligieux est la moindre de nos obligations et il faut s’en acquitter »53.
Nous savons que la crise du monde contemporain ne se limite pas malheureusement aux relations entre humains, mais qu’elle touche aussi les relations entre l’homme et la nature. Le Christ n’est pas seulement la tête des humains, mais aussi de toutes choses, visibles et invisibles, c’est-à-dire de la création tout entière. L’Église ne peut donc pas se contenter d’un rôle de simple observateur face au processus de destruction de l’environnement naturel qui va en s’aggravant. Les Églises locales doivent aider leurs ouailles à prendre conscience de la nécessité de protéger la création de Dieu, la nature. D’ailleurs, « les causes de la crise écologique sont profondément spirituelles, dues principalement à l’avidité et à l’eudémonisme de l’homme contemporain »54, selon le Patriarche œcuménique. Les Primats affirment donc leur soutien « aux initiatives lancées pour la protection de l’environnement »55. Ils confirment donc le 1er septembre comme journée de prière « pour la protection de la Création de Dieu » et appuient l’idée « d’introduire la protection de l’environnement comme thème de catéchèse, de prédication et […] d’action pastorale »56.
Grâce à sa longue tradition ascétique et à son ethos liturgique, l’Église orthodoxe peut grandement contribuer à juguler cette crise mondiale. Des efforts, comme ceux que le Patriarcat œcuménique de Constantinople déploie depuis deux décennies, doivent en inspirer d’autres parmi les Églises orthodoxes.
Bien évidemment, les Primats ne ferment pas les yeux sur les problèmes contemporains internes de l’orthodoxie. Le Patriarche œcuménique Bartholomaios souligne : « Nous avons reçu et nous préservons la vraie foi, telle que nos Pères nous l’ont léguée moyennant les conciles œcuméniques de l’Église indivise »57. Cependant, au-lieu d’agir comme une Église unie, en réalité, les Églises orthodoxes locales donnent malheureusement l’impression d’une Confédération d’Églises. Selon le Patriarche œcuménique58, cela est dû à une fausse interprétation de l’institution de l’autocéphalie. De nos jours, l’autocéphalie se réfère souvent aux États et à l’existence de ceux-ci. Nous oublions cependant que l’existence et les frontières des États sont fluctuantes, qu’elles dépendent chaque fois des circonstances historiques. L’autocéphalie d’une Église régit son administration interne. Concernant néanmoins la foi, elle doit être en accord avec les autres Églises orthodoxes. Certes, l’orthodoxie demeure unie dans la foi, les sacrements, etc., mais cela ne suffit pas. Plusieurs questions exigent l’unanimité des Églises locales, comme la réunion du saint et grand Concile. Le Patriarche œcuménique Bartholomaios ajoute : « Nous avons besoin de plus d’unité, pour nous présenter à l’extérieur non pas comme une fédération d’Églises, mais comme une seule et unique Église »59. Certes, cette unité ne peut être obtenue par la force et la contrainte extérieure, mais par le sentiment que tous partagent sur la nécessité de cette unité60.
Sur ce fil conducteur, les Primats ont déclaré que, hormis le fait d’accélérer la procédure de préparation du saint et grand Concile de l’Église orthodoxe, ils mettront tout en œuvre pour : renforcer les dialogues interreligieux ; raviver l’intérêt pour la protection de l’environnement naturel ; créer une commission interorthodoxe chargée d’examiner les problèmes soulevés de bioéthique.
Le dialogue interreligieux peut et doit encourager les religions à s’asseoir autour d’une table pour discuter de l’être humain, indépendamment de la religion que celui-ci professe. Les problèmes qui sévissent et les impasses dans lesquelles se trouve l’humanité sont des fléaux qui s’abattent sur tous les humains, dans distinction et sans exception. Or, la solution des problèmes ne peut que concerner tous les humains, sans aucune précision qualificative, comme, par exemple, leurs croyances religieuses. L’orthodoxie est engagée dans cette direction.
La destruction de l’environnement, qui est une conséquence de l’eudémonisme de la vie contemporaine, ne laisse pas l’orthodoxie indifférente. L’environnement est création de Dieu. Or, l’humain doit le protéger. N’oublions pas qu’en protégeant la nature, il veille sur les droits humanitaires des générations futures, puisqu’il garantit ainsi leur droit le plus fondamental, celui à la vie. L’orthodoxie – et le patriarche œcuménique Bartholomaios, à titre personnel – s’efforce depuis deux décennies à éveiller l’humanité avant qu’il ne soit trop tard pour tout le monde.
Le dernier point concerne la création d’une commission interorthodoxe chargée d’examiner les questions soulevées par le progrès technologique. L’homme contemporain vit dans une société de fulgurante évolution technologique, lui permettant d’intervenir sur le matériel génétique, le changer ou le transformer. Pour examiner justement les implications de la technologie sur la personne et son essence humaine, la création d’une telle commission s’avère absolument nécessaire61. Les croyants orthodoxes attendent que l’Église prenne officiellement position sur ces évolutions, face auxquelles ils sont ébahis, à cause principalement de leur retentissement, mais dont ils ignorent la problématique essentielle.
Les trois déclarations susmentionnées sont significatives à cet égard. Elles montrent ne fût-ce que le vif intérêt de l’Église orthodoxe pour l’être humain ; son effort aussi, dans le domaine pratique, pour protéger la vie, la liberté et la dignité humaine. Or, au-delà de tel ou tel courant, l’Église, comme corps du Christ, doit protéger et éveiller les humains, qu’ils soient orthodoxes ou non. Lesdites déclarations montrent que l’Église reste fidèle à ce devoir.
  1. Principes d’enseignement de l’Eglise russe sur la dignité, la liberté et les droits de l’homme62
En continuant notre parcours des courants qui existent à l’intérieur de l’orthodoxie sur les droits de l’homme, il importe de s’arrêter sur l’attitude de l’Église russe. Cette position est certainement d’actualité, étant donné que cette Église a récemment63 décidé de publier un document-clé concernant la dignité, la liberté et les droits de l’homme, intitulé : « Principes d’enseignement de l’Église russe sur la dignité, la liberté et les droits de l’homme »64, fondé essentiellement sur un texte officiel antérieur65. Moyennant ce document, l’Église russe entend contester la conception généralement admise des droits de l’homme et l’universalité de certains « droits fondamentaux », considérant que ceux-ci ne correspondent pas à la réalité ni de la société ni de la tradition russe66. Le document, l’Église russe en général, ne cherche pas à rejeter ouvertement la conquête des droits de l’homme. Il cherche plutôt à faire une contre-proposition de « nouveaux droits fondamentaux » découlant de la tradition orthodoxe67 et qui soient conformes à son enseignement. Priorité y est donnée au droit social, comme fruit de la tradition orthodoxe, vis-à-vis du droit individuel, considéré propre à la culture occidentale. Le document pousse la provocation jusqu’à réclamer un réexamen de la Déclaration des droits de l’homme68, ce qui allait certainement déclencher un tollé.
La Communion d’Églises protestantes en Europe (CEPE) a répondu de façon critique au document de l’Église russe par un autre texte69 intitulé : « Les droits de l’homme et l’ethos chrétien »70. À leur tour, trois théologiens catholiques romains71 répondent à cette prise de position de la CEPE, en soulignant que ce document de l’Église russe prend clairement position vis-à-vis des évolutions contemporaines sociales et politiques. Ils considèrent légitime le vœu du patriarche Cyrille d’imprimer une dimension plus sociale aux droits de l’homme72, comme d’ailleurs le prévoit sans son deuxième alinéa l’article 29 de la Déclaration universelle des droits de l’homme73.
Certaines questions soulevées dans le document de l’Eglise Russe concernent le blasphème, les relations avec l’étranger (faisant vraisemblablement allusion à la relation avec les États et la culture d’Occident), et la relation État/citoyen. Une des questions posées est de savoir dans quelle mesure la liberté d’un artiste, d’un écrivain ou d’un journaliste74, lui donne le droit d’offenser par son œuvre la foi orthodoxe. Autrement dit, l’Église russe refuse d’accepter et de justifier des actes et des ouvrages qui pourraient être qualifiés blasphématoires, puisque outrageants pour le croyant orthodoxe. Comment justifierait-on le blasphème comme droit ? Le droit d’expression de l’artiste serait-il supérieur au droit du fidèle scandalisé à la vue ou à la lecture d’ouvrages «blasphématoires» ?
Des cas qui expliquent l’inquiétude des Russes orthodoxes ont déjà fait leur apparition dans l’espace grec. Il y a deux ans, Athènes avait accueilli une exposition de nombreuses œuvres d’art et de peinture moderne, qui plus est, sous l’égide du ministère grec de la culture. Parmi les œuvres exposées, il y avait une, outrageante pour les croyants orthodoxes, puisqu’elle représentait un acte obscène avec une croix. Comme exemple de blasphème, on peut aussi citer deux livres : Le Mn de Mimis Androulakis et le Da Vinci Code de Dan Brown. Tous deux parlent de relation érotique du Christ avec Marie Madeleine. Il semble évident que de nombreux croyants ont été scandalisés par ce récit romancier sur le Dieu-homme. Les cas, ci-dessus cités en exemple, créent de l’incertitude au sein de l’orthodoxie, mais aussi du christianisme au sens large.
Est-elle toutefois justifiée, au point de conduire à des thèses comme celle de l’Église russe ? Les droits de l’homme sont un produit de la modernité. Étant donné que ces droits se veulent et doivent être universels et pan-humains, ils concernent aussi des êtres humains qui axent leur vie sur la religion. Dans ce cas, nous sommes confrontés au problème suivant. L’artiste ou l’écrivain, dans les cas cités ci-dessus, a le droit à la liberté d’expression et celui de s’exprimer par sa création. Le même principe vaut cependant aussi pour le croyant, qu’il soit chrétien, musulman, juif, etc.75. C’est son droit de croire et de pratiquer une religion. Qu’en est-il donc lorsque l’œuvre du premier nuit à la liberté du second ? Faut-il que l’artiste ou l’écrivain soit censuré pour ses ouvrages ? Si cela arrive, quel est-il le progrès marqué par l’humanité ? Régressera-t-elle à des périodes où un homme de l’envergure de Socrate a été condamné à mort ?
Il est difficile de fournir des réponses dans le contexte du présent mémoire. Je reconnais l’insécurité et les risques créés par le « blasphème » de l’art profane – de la société laïque, au sens large – dans les milieux chrétiens. Néanmoins, censurer l’art et la création humaine ne saurait être la réponse à cette inquiétude. Ce n’est que par le dialogue entre la modernité sécularisée et l’orthodoxie qu’une solution puisse être trouvée. Cela, étant donné que les mesures extrêmes – la censure imposée aux artistes – mènent à des courants extrémistes – division sociale – dont le seul résultat serait l’impasse.
Un autre point souligné dans le document concerne les relations avec l’étranger. Le document affirme que les autres cultures – sous-entendant la culture occidentale qui semble donner le ton dans l’actuelle étape historique – ne doivent pas imposer leur conception76 du mode de vie humaine, à des cultures de tradition différente77. Ici apparaît la contestation bien connue des droits de l’homme, considérés comme une tentative impérialiste camouflée de l’Occident de s’imposer dans des sociétés animées par des croyances et des idéaux différents. Bien entendu, le problème ne réside pas dans les droits de l’homme en tant que tels. Il est associé à la politique de ceux qui, au nom des droits de l’homme, tentent d’imposer leurs opinions et pratiques totalement étrangers aux dits droits. Les droits de l’homme expriment des valeurs universelles, sans caractériser ni isoler tel ou tel individu quelle que soit la race, la religion et la tradition à laquelle il appartient. C’est donc leur interprétation qui doit être débattue et non pas leur essence qui présente l’Homme comme la valeur suprême, respectée par tous sans exception. Les cultures qui n’ont pas vécu la crise, à travers laquelle les droits de l’homme ont pris naissance, ont de la peine à comprendre leur nécessité. Toutefois, elles bénéficient de l’avantage suivant : tout en acceptant les droits de l’homme, elles peuvent agir à l’instar de Prométhée pour prévenir les dangers que ce tournant historique leur réserve et non pas attendre les évolutions pour agir, à l’instar d’Epiméthée78.
Un troisième point sur lequel il importe d’insister concerne les relations entre l’État et le citoyen. Dans le contexte de cette relation, on souligne les dangers latents lorsque l’État intervient dans la vie du citoyen, non pas comme exprimant la volonté de celui-ci, mais comme son manipulateur79 ; manipulateur qui veut en faire un citoyen docile. Certes, la lecture correcte des droits de l’homme voit les États comme les défenseurs légaux de la dignité humaine, et non pas comme instruments de son aliénation. Malheureusement, nul n’ignore que la réalité est très loin de la théorie…
En dernier lieu, la priorité donnée au droit social, orthodoxe80, vis-à-vis du droit individuel risque d’anéantir la spécificité de la personne. De fait, face au droit social, on donne peu de chances à la différence de s’exprimer et de créer, libre de la « censure idéologique » que peut exercer sur elle le corps social. Nous aurions ainsi la naissance d’un absolutisme de la majorité, opposé aussi à l’essence des droits de l’homme qui reconnaissent et acceptent tout être humain, indépendamment du milieu dans lequel celui-ci vit. La lutte pour les droits de l’homme a pour objectif l’être humain universel, et non pas tel ou tel individu ou groupe humain. Ce danger doit être sérieusement pris en compte, pour ne pas risquer d’aller de Charybde en Scylla.
Notons aussi qu’il émane du document un certain localisme81, qui sied peu à la conception orthodoxe d’œcuménicité et qui pourrait facilement être taxé d’orthodoxisme82. Les droits de l’homme transcendent toute idée de localité et de groupe, les nations y comprises, et se réfèrent à l’Homme, à chaque homme. De l’autre côté, cela ne signifie pas que l’être humain faille abolir ses caractéristiques au profit de droits quels qu’ils soient83. En revanche, il doit enrichir, par sa propre tradition et identité, leur essence et leur portée.
Le document de l’Église russe concernant la dignité humaine et les droits de l’homme montre combien la question en soi est importante. Il montre aussi combien ces droits sont importants pour le christianisme et dans quelle mesure l’intervention orthodoxe en la matière est cruciale et utile. Concernant aussi le problème d’approche théologique des droits de l’homme comme conquête centrale de la civilisation contemporaine, l’avenir appartient au dialogue responsable basé, non pas sur des positions confessionnelles prises à la légère, mais sur des critères théologiques authentiques.
1 « Décisions de la IIIe Conférence panorthodoxe préconciliaire (Chambésy, 28 octobre – 6 novembre 1986) », Episkepsis 369 (1986) 18.
2 Idem.
3 Idem.
4 Idem.
5 Ibid. p. 19.
6 Idem.
7 Idem.
8 Idem.
9 Ibid. p. 20.
10 Idem.
11 Idem.
12 Ibidem, p. 21. C’est moi qui souligne.
13 Idem. C’est moi qui souligne.
14 Idem.
15 Ibidem, p. 22.
16 « Décisions de la IIIe Conférence panorthodoxe préconciliaire (Chambésy, 28 octobre – 6 novembre 1986) », Episkepsis 369 (1986) 22.
17 Idem.
18 Ibidem, p.23.
19 Idem.
20 Idem.
21 Idem.
22 Ibidem, p. 23-24.
23 Comme exemple significatif traduisant dans les actes cette déclaration, signalons l’œuvre accomplie par le diocèse orthodoxe du Cameroun qui y a créé des dispensaires et des écoles dont l’accès est gratuit aux habitants de la région.
24 Idem.
25 Idem.
26 Ibidem, p. 25.
27 Ibidem, p. 25-26.
28 « Célébration à Patmos du 1900ème anniversaire du livre de l’Apocalypse de saint Jean et réunion des Primats de l’Église orthodoxe », Episkepsis 522 (1995) 4.
29 Idem. C’est moi qui souligne.
30 Ibidem, p. 5.
31 Idem.
32 Idem.
33 Ibidem, p. 6-7.
34 Ibidem, p. 9. C’est moi qui souligne.
35 Idem.
36 Patriarche œcuménique Bartholomaios, «… l’enseignement de l’apôtre Paul ne concerne pas uniquement le passé […] il est toujours d’importance et d’actualité », « Réunion des Primats des Églises orthodoxes », Episkepsis 692 (octobre 2008) 4.
37 Ibidem, p. 29.
38 Idem.
39 Patriarche œcuménique Bartholomaios, « L’apôtre Paul est peut-être le premier théologien de l’unité de l’Église. Depuis sa création, celle-ci vit l’unité comme une caractéristique essentielle », Idem.
40 Jn 17, 20-23.
41 I Co 1, 13.
42 I Co 12, 27.
43 Jean Chrysostome, Commentaire sur l’épître aux Ephésiens, Homélie 11, 4. PG 62, 85.
44 Patriarche œcuménique Bartholomaios, « Réunion des Primats des Églises orthodoxes », Episkepsis 692 (octobre 2008) 5.
45 Ibidem, p. 6.
46 Ibidem, p. 8.
47 Ep 1, 10.
48 « Il est, lui, la tête du corps, qui est l’Église », Col 1, 18.
49 « Réunion des Primats des Eglises orthodoxes », Episkepsis 692 (octobre 2008) 26.
50 Patriarche œcuménique Bartholomaios, « … Nous devons encourager et soutenir, par tout moyen approprié, la mission auprès de ceux qui sont en dehors de l’Église, comme, par exemple, celle du Patriarcat d’Alexandrie exercée dans l’immense continent d’Afrique », Ibidem, p. 7.
51 Idem.
52 Ibidem, p. 29.
53 Ibidem, p. 8.
54 Idem.
55 Ibidem, p. 29.
56 Ibidem, p. 30.
57 Ibidem, p. 8.
58 Ibidem, p. 9.
59 Idem.
60 Idem.
61 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « La personne et les interventions génétiques » revue grecque Indiktos 14 (juin 2001) 67.
62 Les thèses analysées et commentées au présent chapitre sont tirées du site : http://www.orthodoxeurope.org publiées par la Représentation de l’Église orthodoxe russe près les institutions européennes.
63 Le 26 juin 2008.
64 Kyrill Patriarch von Moskau und der ganzen Rus’, Freiheit und Verantwortnung im Einklang, Zeugnisse für den Aufbruch zu einer neuen Weltgemeinschaft, Institut für Ökumenische Studien der Universität Freiburg Schweiz, 2009, p. 220-239
65 Il s’agit du document intitulé : « Les Bases du concept social. »
66 « “The Bases of the Social Concept” is not a manual for private use: it is a public document in which the Russian church expresses its official positions openly and explicitly», Bishop Hilarion Alfeyev, Orthodox Witness Today, WCC Publications, Geneva, 2006, p. 212.
67 L’Église russe réclame fondamentalement que le droit social prime le droit individuel défendu par les droits de l’homme.
68 Organisation des Nations-Unies, ONU 1948.
69 Ledit document, ainsi que la réponse des théologiens catholiques romains me sont parvenus lorsque mon mémoire était déjà achevé. J’ai finalement décidé de leur consacrer un court paragraphe, car, me semble-t-il, ils évoluent dans le même sens que le présent travail, c’est-à-dire qu’ils engagent le dialogue pour placer la dignité humaine au centre des débats sur la question.
71 Il s’agit des théologiens Barbara Hallensleben, Nikolaus Wyrwoll et Guido Vergauwen.
72 Kyrill Patriarch von Moskau und der ganzen Rus’, Freiheit und Verantwordnung im Einklang, p. 124.
73 claration universelle des droits de l’homme adoptée par l’assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948, Article 29, 2 : « Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. »
74 The idea of moral values in legislation, mass media and culture is ‘legitimate’ and justified”, affirme l’archiprêtre Vsevolod Chaplin, vice-président du département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou.
http://www.orthodoxeurope.org/page/19/2/505.aspx
75 Il suffit de penser aux suites, en Europe et dans le monde arabe, de la publication par un journal danois de caricatures du prophète Mohammed.
76 In cases where human law completely rejects the absolute divine norm, replacing it by an opposite one, it ceases to be law and becomes lawlessness, in whatever legal garments it may dress itself”, Les bases du concept social, IV.3, in : Bishop Hilarion Alfeyev, Orthodox Witness Today, WCC Publications, Geneva, 2006, p. 213.
77 Métropolite Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, L’Évangile et la liberté, Les valeurs de la tradition dans la société laïque, éd du Cerf, Paris 2006, p. 178 : « Bien que l’idée centrale de la conception des droits de l’homme – la dignité de la personne – soit chrétienne en ses origines, la forme contemporaine de sa réalisation politique et sociale s’est développée indépendamment de la vie spirituelle et de l’expérience des pays de tradition orthodoxe. Cette remarque concerne, avant tout, les civilisations non chrétiennes. »
78 Le jeu de mots concerne le mythe cité par Platon dans Protagoras 320d-323a. Épiméthée est l’archétype éternel de toute société qui, « à l’instar d’un enfant », n’agit qu’après avoir subi. En revanche, Prométhée prévoit les choses à venir et prend des mesures avant qu’elles ne surviennent.
79 Bishop Hilarion Alfeyev, Orthodox Witness Today, WCC Publications, Geneva, 2006, p. 221: «For Christians, it is God who is regarded as the source of legal and social norms, and the Christ’s commandments constitute an immutable moral law. The Christian system of values is theocentric and Christocentric. By comparison, secular humanism is anthropocentric, since it regards the human person as the “measure of all things”…»
80 “Human self-affirmation leads to self-destruction”, affirme Hilarion Alfeyev, métropolite de Vienne et d’Autriche, dans un entretien accordé à la revue Science and Religion. http://www.orthodoxeurope.org
81 Bien que dans son introduction, Les fondements de la doctrine sociale, il affirme explicitement : « … l’Église associe en elle-même les principes universel et national», Les fondements de la doctrine sociale, éd. du Cerf – Istina, Paris 2007, p. 24.
82 « Les chrétiens orthodoxes, tout en étant conscients d’être citoyens de la patrie céleste, ne doivent pas oublier leur patrie terrestre », idem.
83 « Jésus a été un sujet obéissant de l’Empire romain et payait l’impôt à César », idem.
Epilogue
orthodoxie et droits de l’homme
La nécessité et les perspectives du dialogue
Aux chapitres précédents, j’ai examiné les courants dominants dans l’espace orthodoxe concernant les droits de l’homme, les thèses officielles de l’Église orthodoxe exprimées dans les déclarations récentes des Primats et de leurs délégués, ainsi que les deux documents du Patriarcat de Moscou qui ont eu un écho retentissant. Or, il a été montré que cette question est largement débattue au sein de l’orthodoxie.
Quelle que soit la position, positive ou critique, à l’égard des droits de l’homme, on ne peut que constater l’importance qu’ils ont pour l’être humain. C’est la première fois dans l’histoire qu’ils sont exprimés comme une revendication, formulés et garantis légalement, défendant la valeur de toute existence humaine. « … le caractère universel des droits de l’homme nous oblige à parler de l’homme, au sens large, et de sa valeur »1. Au sein des droits de l’homme on peut repérer des points indiquant que les valeurs chrétiennes sont à la source de ces droits. Cela ne les empêche pas d’être une conquête de la modernité.
Dans leur majorité, les populations orthodoxes vivent dans des sociétés qui sont influencées et imprégnées des valeurs préconisées par les droits de l’homme, synonyme pour eux de revendication pour la liberté et la justice. Les peuples orthodoxes font partie du monde contemporain qui est un produit de la modernité. Ils doivent voir la réalité à travers ce monde et non pas juger de tout comme s’ils ne participaient pas ou s’ils s’opposaient à ce monde et la culture que celui-ci exprime. Ces principes, formulés par les Lumières, déterminent le mode de vie, au niveau universel. Les croyants orthodoxes ne font certainement pas exception. Au contraire, étant eux-mêmes membres de sociétés qui expriment les conquêtes centrales de la modernité, dont les droits de l’homme sont la pierre angulaire, le dialogue avec ces droits semble nécessaire. En effet, « la conception orthodoxe de la liberté présuppose une autonomie ‘de conscience’ de l’homme ; elle ne contredit ni la liberté de conscience et le développement libre de la personnalité d’un chacun ni la liberté de conscience religieuse, légalement proclamée »2.
Certes, nul n’ignore les deux thèses opposées, prônées par certains orthodoxes, autrement dit, soit le rejet en bloc soit l’acceptation irréfléchie des valeurs occidentales. Manifestement, les deux tendances sont sans issue.
Le rejet en bloc de tout ce qui est occidental, les droits de l’homme y compris, implique un repli sur soi de l’orthodoxie, alimentant peut-être aussi la tentation de céder au fondamentalisme. Il ignore aussi la portée œcuménique des droits de l’homme et de la tradition elle-même qui est œcuménique par excellence et ouverte aux spécificités des peuples3.
L’autre extrême c’est l’acceptation irréfléchie de tout ce qui vient de l’Occident, assortie d’une dépréciation de l’orthodoxie. Elle indique une ignorance totale des contradictions internes des Lumières, mais aussi des aspects œcuméniques de l’ethos orthodoxe. Les représentants de ce courant associent trop facilement la tradition orthodoxe à l’« orthodoxisme ». Ils acceptent avec gratitude tout ce qui vient de l’Occident, ressassant des thèses d’époques révolues au cours desquelles les relations entre orthodoxie et Lumières n’étaient certes pas les meilleures. Dans le passé, des controverses pareilles ont alimenté des débats intéressants. De nos jours, elles sont toutefois stériles et doivent laisser la place à un dialogue fécond.
Entre lesdits deux extrêmes se situe le dialogue entre l’orthodoxie et les droits de l’homme, dialogue considéré indispensable. Étant porteurs de la civilisation contemporaine, nous avons l’obligation de partager notre expérience spirituelle avec notre milieu, en participant aux fermentations de la problématique actuelle portant sur les droits de l’homme ; en cherchant aussi dans l’enseignement orthodoxe des éléments qui vont dans le même sens que les droits de l’homme. Il existe de nombreux éléments dans la tradition orthodoxe, comme, l’approche patristique de l’homme créé à l’image de Dieu et de la personne4 ; « l’esprit œcuménique de l’orthodoxie ; le respect de la spécificité culturelle des peuples évangélisés ; la théologie orthodoxe sur la liberté ; le caractère social de l’ethos orthodoxe ; l’idée de communauté »5, etc. La liberté peut ainsi être mise en relief, en même temps, comme droit individuel de tout être humain et comme un « droit de la personne »6 irremplaçable. « La parole de l’amour comme ‘communion’ et comme auto-réalisation morale de la personne doit engager le dialogue avec les droits de l’homme comme liberté, et comme autodétermination individuelle et collective. La société grecque-orthodoxe tirera bénéfice et renouveau de ce dialogue de l’éthique avec le droit »7.
Les droits de l’homme ne sont pas inconciliables avec les postulats orthodoxes fondamentaux sur l’homme8. Loin d’être incompatible et irréalisable, le dialogue entre ces deux entités est capable de les enrichir toutes les deux. Comme nous l’avons vu aux chapitres correspondants, l’archevêque Anastase de Tirana et le métropolite Jean de Pergame se soucient de l’éventualité de voir les droits de l’homme devenir lettre morte. D’être réduits à de simples revendications individuelles ne possédant plus aucune valeur pour l’homme universel. Pour eux, le fait d’enrichir les droits de l’homme de la doctrine orthodoxe sur l’amour et la personne peut contribuer à leur compréhension plus profonde. Dans sa forme légaliste, le droit ne suffit pas. Il faut lui imprimer comme dimension de fond, l’«équitable» de l’amour : « Il y a donc bien identité du juste et de l’équitable, et tous deux sont bons, bien que l’équitable soit le meilleur des deux »9, selon Aristote.
Selon Professeur Phidas, « répondre aux questions décisives sur les droits de l’homme signifie pour l’Eglise s’engager sur le plan social et passer son message dans la société moderne et dans le dialogue internationale »10. Malgré les différences entre l’anthropologie chrétien et l’anthropologie des droits de l’homme, l’Eglise « n’exclut pas de sa mission pastorale le souci pour la protection des libertés fondamentales de la personne humaine, car elle considère toute la réflexion contemporaine sur les droits de l’homme légitime »11.
Grâce au dialogue, l’orthodoxie peut contribuer à la sociabilité, non pas comme courant opposé aux droits de l’homme soi disant d’emblée et essentiellement centrés sur l’individu, mais comme leur complément. Souligner le besoin de l’homme d’être en communion avec d’autres individus, de valeur égale. « Tous les êtres sont relationnels, c’est-à-dire qu’ils s’appuient sur une relation avec d’autres êtres. Le monde est une relation »12.
L’orthodoxie prime la dimension sociale de la liberté. « Sans doute, l’élément essentiel de la liberté a été vécu et préservé dans l’Orient orthodoxe, plus clairement qu’en Occident qui a nourri le subjectivisme »13. L’orthodoxie a une thèse claire sur la nature sociale du christianisme. Moyennant sa doctrine sur la personne, elle peut contribuer essentiellement aux droits de l’homme. Le dialogue nous fournit une occasion unique de formuler et exposer plus clairement les thèses orthodoxes, mettre en évidence leur contenu anthropologique et humanitaire.
Le fait pour l’orthodoxie de souligner les droits sociaux ne doit pas être considéré qu’elle ignore les droits individuels. « Les droits de l’homme sont indivisibles »14. Les droits aussi bien individuels que sociaux découlent d’une même idée : celle de la liberté de l’homme. D’ailleurs, répétons-le, ce qui devrait principalement intéresse, c’est de révéler le contenu humanitaire de l’ethos orthodoxe et sa valeur pour l’homme contemporain, contribuant ainsi à élargir la conscience de soi orthodoxe.
Bien évidemment, l’Église orthodoxe ne doit pas s’opposer à l’exploit que les droits de l’homme représentent. Elle « doit les considérer comme des conditions fondamentales pour développer davantage la spiritualité néo-orthodoxe »15. Autrement dit, ce n’est pas seulement l’orthodoxie qui contribue aux droits de l’homme, mais « les droits de l’homme enrichissent aussi l’orthodoxie »16.
Le dialogue avec les droits de l’homme peut aussi être une occasion pour l’orthodoxie de faire son autocritique. Lui permettre de se demander pourquoi elle n’expose pas son message œcuménique avec cohérence, puisque « sa théologie et son histoire confirment son caractère œcuménique. [L’orthodoxie] n’a jamais voulu imposer une culture précise ni un ‘système’ de vie monolithique aux peuples qui y ont adhéré. Elle a toujours cru à la paix et à la réconciliation des peuples»17. Bien que l’orthodoxie ait une part de responsabilité dans l’« orthodoxisme » qu’on lui reproche, elle doit le récuser en mettant en relief ses éléments œcuméniques. Il est regrettable que l’orthodoxie soit présentée « comme la tradition, par excellence, favorisant et entretenant le nationalisme sinon le fanatisme chauvin » ; alors que traditionnellement, « elle a insisté sur l’universalité de toute communauté ecclésiastique locale, indépendamment de race et de langue »18. Le fait d’accepter les droits de l’homme implique aussi l’acceptation de leurs « conséquences régulatrices incontournables »19.
Dans les années à venir, au sein du dialogue, l’orthodoxie continuera à mettre en avant la liberté comme question-clé. Les droits de l’homme sont la manifestation contemporaine des luttes pour la liberté, la justice et la paix. Or, en contribuant à faire prendre conscience de l’importance de ces droits, l’orthodoxie doit mettre en valeur ses propres postulats humanitaires, le dynamisme de l’évangile de l’amour.
La liberté laïque prônée par les droits de l’homme est certes délimitée en se basant sur l’expérience de la liberté en Christ. « … la liberté ‘intérieure’ diffère de la liberté extérieure. On appelle vraiment libre celui qui aime »20. Dans ce contexte, il ressort que « le ‘dû’ (du grec, devoir) orthodoxe sur l’homme est plus vaste, en force et en élan, que l’horizon des droits de l’homme »21. C’est pour cela que, selon l’enseignement orthodoxe, la forme suprême de liberté est la possibilité pour l’homme d’« aller même jusqu’à sacrifier librement ses ‘droits’, à l’amour »22. Certes, il s’agit là d’une chose « qui n’est pas imposée mais librement consentie. L’amour reste une décision dynamique rayonnant au-delà des limites étroites de constructions juridiques, dispensatrice de liberté vis-à-vis non seulement de la loi pharisaïque, mais aussi de toute loi humaine. ‘L’amour est donc le plein accomplissement de la loi’ (Rm 13, 10 »)23. La « liberté orthodoxe » est un don de la grâce divine et n’insiste pas sur la revendication de droits. En revanche, « elle se considère être intégrée dans un réseau d’amour qui se réalise comme un continuel dépassement de soi et comme un élan vers le prochain »24. N’oublions pas que le droit fondamental humanitaire à tirer de l’esprit animant la spiritualité orthodoxe est le droit « d’aimer Dieu dans son prochain, d’aimer son prochain pour la grâce de Dieu »25.
Sans aucun doute, les droits de l’homme seront aussi à l’avenir une des questions brûlantes de l’humanité. Les divers courants opposés concernant les droits de l’homme ont créé une tension dans l’espace orthodoxe. Cette tension doit déboucher sur un dialogue constructif et non pas sur une controverse stérile, comme celle du passé. Car, concernant la compréhension et la réalisation des droits de l’homme, « une société croyante éclairée est meilleure qu’une société exclusivement croyante » ; et réciproquement, « une société éclairée et croyante est meilleure qu’une société exclusivement éclairée »26. Or, manifestement, « l’Église et la théologie ne peuvent pas ignorer la grande importance des droits de l’homme », puisque « nous ne pouvons pas imaginer notre avenir sans ces conquêtes humanitaires déterminantes »27.
1 Antoine Manitakis, « Orthodoxie et Droits de l’homme », Orthodoxie et Modernité, ouvrage collectif, Diocèse métropolitain de Dimitrias, éd. Indiktos, Athènes 2007, p. 204-205. (en grec.)
2 Ibidem, p. 205.
3 Il est clairement question du respect que l’Église orthodoxe voue à la langue et aux coutumes des peuples évangélisés. L’assimilation culturelle peut et doit comprendre toutes les formes d’une culture. Il suffit de garder les aspects fondamentaux de l’optique de la Bible. D’une manière ou d’une autre, Dieu pénètre dans chaque civilisation.
4 Antoine Manitakis, « Orthodoxie et Droits de l’homme », op. cit., p. 205 : « La pensée théologique chrétienne, surtout chez les Pères grecs, est centrée sur l’idée de la personne comme notion et vécu. Le «à l’image et la ressemblance» (Ge 5, 7), conformément à l’interprétation orthodoxe, se réfère à l’homme comme personne et non pas comme individu. »
5 Constantin Délikostantis, « Orthodoxie et Droits de l’homme, Propositions pour surmonter la controverse stérile entre « orthodoxisme » et « fondamentalisme de la modernité », dans : Orthodoxie et Modernité, ouvrage collectif, Diocèse métropolitain de Dimitrias, éd. Indiktos, Athènes 2007, p. 194. (en grec.)
6 « … dans l’orthodoxie grecque, la liberté de la personne a été conçue comme amour, comme liberté transcendant les limites de l’individu, comme libre soumission de la volonté du ‘moi’ à la volonté du ‘toi’, comme ‘relation aimante’ », Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Esprit européen et orthodoxie grecque », Euthynie, Phylladio Néohellinikou Provlimatismou, fasc. 167, Athènes 1985, p. 572. (en grec.)
7 Antoine Manitakis, op. cit., p. 209.
8 Métropolite Callinique du Pirée, « Droits et obligations de l’homme », journal grec To Béma, 04-12-2005 : « Tous les hommes sont égaux. Ils sont images de Dieu. Ils sont des personnes uniques, avec les mêmes droits et les mêmes obligations. »
9 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1137b 10.
10 Vlassios Phidas, « L’Eglise et les droits de l’homme dans l’expérience contemporaine », Les études théologiques de Chambésy 12, Religion et Société, éditions du Centre Orthodoxe du Patriarcat Oecumenique, Chambésy – Genève 1998, p. 253
11 Ibidem, p. 254
12 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Orthodoxie et monde moderne », tiré à part, 1er volume de l’ouvrage « Edification et Témoignage » Marque d’amour et d’honneur à Son Éminence le métropolite Denis de Servia et Kozani, Kozani 1991, p. 227. (en grec.)
13 Constantin Délikostantis, « Orthodoxie et Droits de l’homme, Propositions pour surmonter… », op. cit., p. 196.
14 Idem.
15 Nikos Mouzélis, « Lumières et Néo-orthodoxie. La recherche d’identité nationale », journal grec To Béma, 28-05-1995.
16 Constantin Délikostantis, « Orthodoxie et Droits de l’homme, Propositions pour surmonter… », op. cit. p. 197.
17 Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, « Orthodoxie et monde moderne », Journal grec I Kathimerini, 05-09-1993.
18 Christos Yannaras, L’inhumanité du droit, op. cit., p. 158.
19 Constantin Délikostantis, « Orthodoxie et Droits de l’homme, Propositions pour surmonter… », op. cit., p. 198.
20 Antoine Manitakis, « Orthodoxie et Droits de l’homme », op. cit., p. 205.
21 Archevêque Anastase de Tirana et de toute l’Albanie, Universalité et orthodoxie, op. cit., p. 100.
22 Ibidem, p. 96.
23 Idem.
24 Constantin Délikostantis, Les Droits de l’homme, Produit d’idéologie occidentale ou ethos œcuménique, éd. frères Kyriakidis, Thessalonique 1995, p. 79. (en grec.)
25 E. Benz, Menschenwürde und Menschenrecht in der Geistesgeschichte der Östlich-Orthodoxen Kirche, op. cit. p. 89.
26 Walter Kern, « Menschenrechte und christlicher Glaube », Stimmen der Zeit, 104 (1979), p. 166
27 Constantin Délikostantis, « Les Droits de l’homme : défi permanent lancé aux religions », Annuaire scientifique de la Faculté de théologie, université d’Athènes, vol. 37, Athènes 2002, p. 456. (en grec).

PANAGIOTIS FOUKAS / ΠΑΝΑΓΙΩΤΗΣ ΦΟΥΚΑΣ

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